Alexandra

David-Néel
 
 
Saint-Mandé 1868

Digne-les-Bains 1969

 

 

 

L’auteur mondialement connu du Voyage d’une Parisienne à Lhassa, en 1924, avait embarqué du quai de Bizerte, à Tunis, sur le Ville de Naples en 1911. Son périple à travers l’Inde, le Sikkim, le Népal, le Tibet, le pays du Koukoo-nor, le Setchouan et enfin l’Indochine ne devait s’achever qu’en 1945 ! Elle  a écrit des livres sur le bouddhisme, des essais, ses souvenirs de voyage mais ce sont ses lettres à son mari qui contiennent les souvenirs de sa vie à Tunis auprès de lui. Elles furent rédigées au fond d’une lamasserie ou à la lumière d’un feu de bouses de yacks au cœur des Himalayas. « Je regrette déjà « la Mousmé » ensoleillée (sa maison) et la terre calcinée de notre Afrique.. Le très beau jardin de cannas fleuris comme nous l’avions à La Goulette ... La Goulette notre retraite maritime ». Elle avait déjà fait un long périple avant de  s’y reposer.

Née à Saint-Mandé, en 1868 d’une mère belge très catholique et d’un père français Pierre-Louis David, ancien normalien, anticlérical, ami de Victor Hugo républicain, exilé après le coup d’Etat de 1851 à Bruxelles, elle fut initiée de bonne heure à la littérature puis elle chercha sa propre voie : théosophe, elle dut croiser dans l’Inde du Sud, la nouvelle dirigeante après madame Blavatsky, Annie Besant en 1893 ; Profitant d’un petit héritage elle y avait vécu de 1890 à 1893. Elle avait accédé également au Troisième degré dans la loge de rite écossais de la Franc-maçonnerie. L’Ordre de la Rose-Croix, mouvement littéraire et ésotérique, fit sensation avec son Salon parisien de 1892, avec en ouverture, un concert à deux pianos d’Eric Satie, compositeur attitré de l’Ordre  et au programme les œuvres de Beethoven, Porpora, César Franck et surtout le Parsifal de Wagner dont le  grand-maître, le Sâr Péladan, un esthète gascon au titre de mage chaldéen, était un fanatique; deux cent cinquante mille  participants et visiteurs pour contempler les œuvres de Rouault, Valloton, Maurice Denis et Bourdelle, des sympathisant : Verlaine, Zola, le poète Catulle Mendès, mari de Judith Gautier. Toujours aimantée par l’ésotérisme et les activités musicales, cela dut jouer un rôle dans son adhésion à la Rose-Croix à son retour de l’Inde. En parallèle, à Paris, elle menait des études de langues orientales et fut journaliste pour des feuilles avancées ou féministe. Un de ses  essais fut préfacé par Elisée Reclus, le grand géographe et ancien Communard.

 Après avoir étudié au Conservatoire royal de Bruxelles et depuis 1888, Prix  du chant théâtral français, pour gagner sa vie, sous le  nom d’Alexandra Myrial, elle interprète les rôles de soprano du répertoire : Thaïs, Mireille, Marguerite, Lakmé, Mignon et Violetta. Massenet trouva que c’était l’interprète la plus convaincante de sa Manon. De ses années de galère, fuyant les compromissions utiles pourtant à sa carrière, elle tira un livre Le Grand Art  qu’elle n’osa pas publier dans sa dureté lucide. En 1895, elle s’embarque pour une tournée en Indochine : Haïphong, Hanoï, Hué, Saïgon pour fuir Paris, les intrigues et les harcèlements ou pour retrouver l’Asie fascinante ? En 1900, elle accepte un engagement à l’Opéra Municipal de Tunis et c’est la rencontre  avec Philippe Néel, Directeur des chemins de fer de Tunisie, brillant  Centralien, mais qui traîne une mélancolie très fin de siècle, un séducteur qui emmène ses conquêtes sur son voilier L’Hirondelle. C’est le coup de foudre pour ce Don Juan, subjugué par cette chanteuse d’à peine un mètre cinquante-six mais débordante d’énergie : elle vient d’accepter la direction du Casino de la Goulette : elle a toutes les capacités requises. Déjà pour ses rôles, elle recherchait la véracité historique : dessins de perles et de broderies d’or pour le costume de Thaïs ; demande à Frédéric Mistral de conseils pour le vêtement exact de Mireille : fichu et jupon provençal. A-t-elle fait engager Colette ? «Colette ex Willy dansait à demi nue à Tunis. Malgré sa manie des exhibitions académiques, cette femme n’était pas dénuée de talent et d’esprit ». (selon sa lettre de 1929 écrite du Yunnan). Elle part aussi visiter le Sud jusqu’à Figuig et Colomb-Béchar : « Il faudrait habiter le Sahara au moins un an, le contempler en diverses saisons pour avoir une idée de qu’il est » regrette-t-elle dans un lettre à son mari.

Toujours préoccupée des problèmes  de mystique, elle écrit au retour Devant la face d’Allah pour Le Soir de Bruxelles et après un détour par Kairouan La Ville sainte (in l’Idée Libre 1904).  « Ce qui était d’un charme infini, c’était d’entendre (les gardiens) narrer d’une voix tremblotante d’aïeul dans le poudroiement d’or des poussières soulevées, par les beaux soirs où le soleil sanglant s’étend d’un triomphal manteau de pourpre, sur la vieille cité, tandis que du haut des minarets, les muezzins, d’un ton chantant  et traînant appellent les fidèles à la prière du soir» . Elle rend compte aussi pour le Mercure de France de la représentation  de La Prêtresse de Tanit de Lucie Delarue - Mardrus dans les ruines de Carthage en 1907. Son époux, le docteur Mardrus, célèbre traducteur des Mille et Une Nuits, a été d’ailleurs son témoin de mariage avec Philippe Néel, le 4 août 1904, devant le vice-consul de France à Tunis. Elle joue quelques temps son rôle modèle de madame l’ingénieure dans leur demeure du 29 rue Al Awwab. (ou Abb’el Wahab ou Abdel Awab ?) «C’était une belle grosse maison, avec un patio, un jet d’eau, des arcades, des carreaux de faïence, des murs blancs des volets bleus, décorée de poteries de Nabeul et de tapis de Kairouan » … Perdue au bord d’un lac glacial, sous une tente sommaire, elle évoquera « le lit rose de sa chambre de Tunis » et sa bibliothèque tournante avec les livres de Jules Verne et de Flaubert... Elle y envisagera très longtemps une retraite : «Quelle bonne chance que nous vivions ainsi en Orient avec une belle maison propice à la méditation, une terrasse blanche que les dieux  peuvent venir effleurer de leurs pieds nus sans risque de se heurter aux cheminées»  (L.1912)

A Calcutta  elle compare à leur avantage les palais des princes hindous à celui du Bey au Bardo : « les salons sont à l’européenne du plus mauvais goût mais pleins d’objets coûteux. Il y a des rideaux de dentelle rose et des meubles de peluche feu mais de beaux vases de Sèvres au lieu de boules de verre, et de vraies œuvres d’art. » Sur le quai d’embarquement de Madurai à Ceylan en 1911, « entre le lampiste et deux ânons passifs, très peu hindou, le décor rappelle Djerba et la traversée, celle de Zarzis el Kantara à Djerba… Nous avons bon vent.» A Trichinopoli devant la majestueuse rade de Ceylan le 22 novembre 1911, elle raconte «s’enfoncer dans des paysages trop verts de pluie, des routes boueuses.. Vois-tu, il en est de l’Inde comme de notre Tunisie, la saison recommandée aux touristes est la plus mauvaise que l’on puisse choisir au point de vue pittoresque et couleur locale ». Reçue chez des Hindous très stricts où l’on mange séparément avec des cuisiniers différents,  elle observe que leurs femmes « sont aussi cloîtrées que nos Tunisiennes ». Mais elle fera une comparaison attendrie  lorsqu’elle franchira, au Tibet, par des « chemins assombris, des montagnes étagées et enchevêtrées, deux fois au moins, notre Bou Kormine », la montagne en forme de corne près de Tunis.

Emue malgré elle lorsqu’elle reçoit dans un ballot de vêtements envoyé par son mari et découvre un kimono bienvenu car très chaud : «Je me suis retrouvée rue Abb’el Wahab dans le grand salon : j’allais me mettre au piano. Toi, tu partais à ton bureau et venais me dire au revoir. Ces souvenirs m’ont serré le cœur et je suis restée un long moment le peignoir entre les mains, et prête à pleurer ». (Janvier 1916)  Elle répond à son mari retour de Rome : «Oui, les ruines ne t’ont pas épaté. Des ruines en pleine campagne comme El Djem  ou Bou Grana que j’ai visitées peuvent dire quelque chose mais des ruines encadrées de maisons modernes, du linge séchant aux fenêtres, c’est piteux... Je pensais bien que Pompéi après Timgad te déçoit un peu ».

Mais regrette t- elle profondément Tunis ? A Bénarès, traduisant du sanscrit les Védantas, avec l’aide d’amis érudits, submergée par les matériaux  qu’elle accumule pour ses futures œuvres sur le tantrisme et les Upanishads,  elle s’émerveille : « C’est une vraie orgie après le triste désert intellectuel  qu’est pour moi Tunis… Ne pouvoir parler à personne d’études, de philosophie, supplice pénible … Un mot jeté au hasard sur des questions religieuses ou philosophiques te faisait l’effet de divagations de démente ». Il est vrai qu’elle est accueillie en Inde et surtout au Sikkim en dame lama au bonnet jaune, bouddhiste éclairée, l’auteur de Modernisme bouddhiste et le bouddhisme du Bouddha. Elle est recherchée pour ses conseils par le prince héritier du Sikkim, épris de réformes religieuses et qui la considère comme une référence et une aide précieuse pour sa démarche. Ce qui ne l’empêche pas de regretter la maison de Tunis que Philippe Néel va quitter pour l’Algérie car il va  développer le chemin de fer Bône-Guelma. « Cette belle maison, que je l’ai aimée mais pourquoi ? Parce quelle était un peu cloître, un peu temple, si close avec ses grilles et ses portes massives, et le soir, alors que les petites lampes s’allumaient dans les recoins sombres, cet intérieur musulman s’imprégnait d’un charme mystique qui me séduisait ». « La belle maison, elle caressait mes rêves de nonne philosophe. Va, tu n’es pas le seul à avoir senti  le mélancolique adieu à la grande maison silencieuse. Elle me fut bonne, un reposoir après des jours pénibles, l’asile calme où peu à peu je suis revenue à ce qui toujours a été ma véritable vie ». « La belle maison est à d’autres… un peu de mélancolie plane là-dessus mais n’en plane t-il pas dans la plupart des choses de ce monde ? » Elle convient de son inconséquence avec honnêteté. Il n’avait tenu qu’à elle d’y rester ; mais elle était toujours en quête d’une aventure spirituelle et physique. Celle qui la conduira avec son disciple et futur fils adoptif, le lama tibétain Yogden au sein de Lhassa, la cité sacrée, interdite aux étrangers par les Anglais et où elle entrera déguisée en mendiante en 1924.  Mais elle est reprise par ses évocations au cours de son périple : « Il fait froid parce que l’altitude de mon perchoir avoisine les 4000 mètres mais le soleil tropical ou presque, le ciel est pareil à celui de notre Afrique ». « Là-haut  c’est un pays immense qui ressemble à notre Sahara avec au sud, la barrière formidable de l’Himalaya ». Mais le printemps revenu, elle verra les rhododendrons en fleurs et mangera les soupes d’herbes sauvages après le régime du thé au beurre rance et à la farine grillée. Elle a aussi des rapprochements inattendus : Au Népal, à Katmandou en 1912, elle se décrit transportée en litière allongée sur une planche dure, enroulée des pieds à la tête  d’une écharpe rose orangée et se fait l’effet « de nos cadavres tunisiens  en route pour le champ de repos et le rythme et l’allure sont étrangement  semblables à la psalmodie de nos Arabes emportant un mort ». Toujours très fière de son Afrique, elle demande à son mari de lui envoyer « une dizaine de cartes postales avec des vues aériennes du désert et quelques vues d’Alger donnant les aspects de grande ville pour montrer aux lamas ». En 1912, elle le remercie pour l’envoi de dattes et souhaite une « caisse peinturlurée » pour les offrir au prince du Sikkim, avec des vues de Tunis. Constamment au détour d’une de ses lettres qui s’échelonnent de 1904 à 1914, ce sont des rappels émus du faubourg de Khereddine, de la Goulette, de Tunis avec toujours le pronom possessif nous ou « notre Zaghouan » par exemple. Et l’attachement qui la relie à son mari, malgré l’éloignement lui semble étrange dans sa ténacité. Elle plaisante « Ne nous sommes nous pas mariés par méchanceté ? »  Mais Philippe Néel n’était pas le viveur superficiel malgré les apparences. Il avait vu au delà de la chanteuse d’opéra facile, une femme au caractère fortement trempé et nourri à la même source : il était issu d’une famille de protestants réfugiés au Désert, dans les Cévennes, après la persécution et les dragonnades de Louis XIV. Il était né à Alais d’un père pasteur méthodiste. Fanny, sa mère était fille d’un pasteur réformé d’Anduze. Son frère Elie sera aussi pasteur et son neveu le deviendra après la Grande Guerre. Les protestants en Tunisie étaient moins nombreux qu’en Algérie avec cependant  deux églises à Tunis depuis 1887 et à Sfax depuis 1890, dont les délégués  luthériens ou de la Confession d’Augsbourg étaient représentés au synode  siégeant à Alger ou Oran et Constantine.

Quant à Alexandra, elle avait été élevée dans un pensionnat de Bruxelles à la doctrine encore plus rigoureuse car calviniste. Elle s’effarouchait à la vue de cuisses velues, dévoilées par le  bermuda kaki des officiers de l’Armée des Indes ! Et dans ses lettres, elle se réfère souvent à l’Ecclésiaste : « Vanité des vanités et tout est vanité ». Pour dissiper le tristesse de son mari qui « broyait du noir », elle pense curieusement le réconforter en lui parlant de la mort subite du jeune souverain du Sikkim qui portait les espoirs du bouddhisme réformé : « Tout ce qui reste de lui : un morceau de crâne dont on a fait une coupe ». Allusion à un rituel macabre, les tibias servant souvent de flûte tandis  qu’elle-même portait en sautoir des vertèbres enfilées à un cordonnet. Mais c’était respecter la Maya; « Tout est fantaisie, ombres écloses en rêve, mirage». La demeure de Digne-les-Bains, dans l’écrin des Alpes, où elle mourut en 1969, est devenue son musée. Elle porte le nom de Samten-Dzong, la Forteresse de la méditation, ce qu’elle aurait voulu faire de la « belle grosse  maison » de Tunis. Illusion …

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Le théâtre de Tunis


Annie Krieger-Krynicki

 

 

 Pour mieux connaitre  Alexandra David- Néel :

Moderniste bouddhisme ou le bouddhisme du Bouddha ; 1911

Voyage d’une Parisienne à Lhassa - traversée du Tibet à pied et en mendiante ; 1927

 L’Inde où j’ai vécu ; 1933

 Grand Tibet et vaste Chine

 Magie d’amour, magie noire au Tibet ; 1938

 Correspondance  avec son mari  (1904-1941)  Plon 2000

 Chalon Jean Le lumineux destin d’ Alexandra David-Néel  Perrin 1985

  Campoy Fred et Blanchot Mathieu ; Une vie  avec Alexandra David-Néel ; Grand Angle 2016

 Van Grasdorff Gilles;  Alexandra David - Néel ; Pygmalion 2011   

 

 

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