Ely Leblanc

 
 

Paris 1871

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Le professeur Ely Leblanc fut une éminente personnalité de la médecine en Algérie. Spécialiste de l'anatomie, il fut doyen de la Faculté de Médecine et de Pharmacie de 1929 à 1940. Pourvu de nombreux titres universitaires, il effectua des missions scientifiques dont nous donnons la liste en annexe.  Au soir de sa vie, Ely Leblanc s'est remémoré son enfance et a rédigé ses souvenirs, faisant preuve d'une mémoire étonnante. Ce récit nous a été communiqué par sa fille. Il nous a permis de connaître les circonstances de son arrivée en Algérie. Ses impressions sont relatées avec une grande précision et une fraîcheur quasi juvénile. Nous n'avons pas résisté au plaisir de vous transmettre cette page de vie toute simple qui fut le prélude à une carrière particulièrement féconde.

Ely Leblanc est né le 4 avril 1871 à Paris. Son père était d'origine champenoise, né à Condé-sur-Marne. Sa mère, née à Sospel dans le comté de Nice qui appartenait alors au Piémont, était italienne et avait gardé sa nationalité jusqu'à l'âge de quinze ans. Installée à Paris au cœur du quartier de Montmartre, la famille avait vécu le terrible siège de la commune. Elle émigra à Nice en 1875, puis en Algérie au mois d'octobre 1876.

Le jeune Ely se souvenait parfaitement du voyage sur L'Alger, un vieux bateau de la Compagnie de Navigation Mixte, qui mit cinquante heures pour traverser la Méditerranée ! Voyage atroce par une mer démontée. Les vagues blanchies d'écume s'acharnaient avec violence sur l'arrière carré du navire, ballotté en tous sens. Les gémissements des passagers du pont en proie au mal de mer lui avaient laissé une impression ineffaçable. Laissons parler l'auteur de ces souvenirs lorsque le bateau accosta à Alger: «L'arrivée à Alger m'émerveilla, dans la lumière d'une matinée radieuse et calme, devant l'immense triangle blanc de la ville barbaresque, dressée presque verticalement au dessus de l'eau paisible du port. L'Alger, dont le château arrière s'est garni de passagers ranimés, s'amarre au milieu des barques, conduites par des gaillards bruyants aux vêtements étranges et colorés qui se battent et hurlent pour se partager les voyageurs au bas de l'échelle du navire. Mon père est debout dans une de ces embarcations, venu nous accueillir (nous ayant précédés de quelques mois en Afrique). Je suis bien vite impressionné par la diversité des couleurs, l'agitation, les cris, le soleil éclatant. Ma main ne quittant pas celle de mon Père, je m'amusais de l'aspect des premiers indigènes rencontrés, de leur accoutrement, dleur langage, et de ces maisons blanches  aux formes inconnues de moi, qu'on m dit être des mosquées, des églises arabes. »

Mais la famille ne devait pas rester  à Alger, le père d'Ely ayant été affecté  aux grands travaux du barrage du  Hamiz. Vivant dans une maison isolée,  avec ses parents, son frère Henri de six  ans plus âgé et sa sœur Gabrielle danun paysage désolé et farouche, à fond  de hautes montagnes, le jeune Ely fait  l'apprentissage de sa nouvelle vie en  Algérie. Celle-ci lui paraît délicieuse,  libre, vagabonde, pleine de nouveautés  et d'impvus. Un détachement de  pénitenciers militaires travaillait au  barrage, ce qui excitait la curiosidl'enfant. Il assista parfois à des scènes  de violence qui frappaient son imagination.

L'instruction d'Ely souffrait évidemment de ce régime de liberté et de  constantes récréations. Il apprit cependant à lire, grâce à la patience d'une  jeune femme charmante qui devait  rester pour lui une amie durant cinquante ans.

« Saisons adorables pleines de fleursde joie, de rires, dans l'ignorance totale  des contraintes, des usages impérieux, de  l'inquiétude qui pourtant, vers la fin,  nous fit connaître ses rudesses. La 'fièvre  du pays", comme on la nommait communément, une émanation perfide qu'ocroyait spontanément émanée du sol frappa cruellement. Toute la famille fuatteinte; une petite, dernière née, mourut.

 Lté et le début de l'automne nous virent  fiévreux, frissonnants, amaigris, anémiés. Tout le jour il fallait penser à lquinine qu'on prenait en solution, d'un  goût horrible, ou qu'on roulait en poudrdans des feuilles de papier à cigarettes  pour en faire de grossières pilules qu'oessayait d'avaler et qui souvent s'arrêtaient dans la gorge, provoquant des  réflexes de vomissements. »

Cette saison de misère décida du  départ de la mère et de ses enfants  pour lesquels se posait d'ailleurs la  question de l'école, le père étant resté  au Hamiz, retenu par son emploi  administratif.

La famille s'installa à Alger, au  hameau du « village d'Isly», situé à  flanc de coteau sur le bord d'un grand  ravin auquel on accédait par la routmontant vers le Télemly. Ce hameau  avait les avantages champêtres de la  campagne, loin de l'agitation de lville, mais loin aussi de tout magasin  d'alimentation. Les chemins de l'école  se faisaient toujours à pied. Les distractions pour un enfant de cet âge étaient  rares mais, très éveillé, Ely observait  les différentes manifestations de son  environnement: allées et venues incessantes des militaires, sonneries de clairons et trompettes des pontonniers,  files de femmes indigènes attendant  l'ouverture du Mont de Piété, «silencieuses et immobiles, accroupies sur le  trottoir près de leur couffin contenant  quelque harde ou quelque banal bijou à  engager pour une somme minime qui leur  permettrait de vivre quelques jours dans leur misère». La sortie du néral en  selle suivi de son escorte, salué par les  factionnaires présentant les armes étaile spectacle le plus attrayant pour le  jeune garçon. Il admirait leurs grandes  tenues chamarrée, leurs chapeaux à  plumes.

La place d'Isly, devenue plus tard  place Bugeaud, décrite par Ely «était  un marché arabe des plus achalandés, des  plus fréquentés et des plus bruyants. Lcirculation y était difficile car les éventaires de toutes dimensions, serrés les uns  contre les autres, occupaient toute la sur-  face non réservée à la chaussée. Sur les  tables rustiques, surmontées ou non d'une  tente de calicot ou de toile de sac, tenue  par des ficelles, s'amoncelaient légumes  frais, figues et dattes sèches ou pétries en  pâte brune, pains saupoudrés d'anis ou de  cumin, épices au parfum pénétrant. En  été, des figues de barbarie à peau verte ou  jaune, avec leurs mille petits bouquets de  fines aiguilles dangereuses, se dressaient  en pyramides. Sur les tables, destinées  aux produits non alimentaires, s'étalaient des étoffes à ramages, des cuirs, dla ferronnerie, des poteries, de la bimbeloterie. Dans le milieu de la place où  toute circulation était rendue impossible étaient immobilisés des ânes, des mulets,  des chameaux. Il y avait aussi les échoppes d'arracheurs de dents. J'ai souvenassisté à des extractions dentaires. Upassant entrait, s'asseyait à l'orientale,  jambes croisées, sur un banc recouvert  d'une natte. L'opérateur, la main armée  d'un davier; se faisait montrer la dent  douloureuse et la tirait avec dextérité, non sans quelques grognements du  patient. L'opéré donnait une pièce et  disparaissait dans la foule. J'y fus mome un jour; vers mes onze ans, me faire  enlever une dent douloureuse. L'affaire se  passa très correctement, sans complication  et suivant l'usage, je tendis une pièce d deux francs au praticien. »

En octobre 1877, l'école du « rBourgeois », fréquentée par Ely, fur  transférée de la mince ruelle en escalier, sise face au camp d'Isly, dans une  cour du bas de la rue Charras, qu'elle  partageait avec un entrepôt de boisIl y eut dès lors trois classes au lieu  de deux. Les grands de la premrclasse organisaient dans cet entrepôt  de véritables représentations théâtrales, dans le mode de «la comédia del  arte » . L'élection du Président de lRépublique, Jules Grévy, en remplace-  ment du maréchal de Mac Mahon,  donna lieu notamment à une grande  manifestation de la part des élèves.

Dans le courant de 1879, l'école fut  transrée finitivement dans un  bâtiment neuf, construit au Plateau  Saulière, dans lequel se trouvaient réunis l'école des garçons, celle des filles  et l'école maternelle. Ely eut alors  comme condisciple et bon camaradLouis Gentil, devenu plus tard professeur à la Sorbonne et explorateur du  Maroc 0906 1987).

Ely Leblanc évoque les figures pittoresques rencontrées lors de ses trajets  à l'école: l'épicier mozabite, enseveli  dans l'ombre épaisse de sa boutique, lporteur d'eau, le montreur d'ours faisant danser sa bête brune au son d'un  petit tambourin, l'homme orchestre  avec sa grosse caisse, ses cymbales et  son chapeau chinois.

Un jour il vit un homme botté,  fusil à l'épaule, suivant une petite  charrette dans laquelle était allongée  une panthère récemment tuée, arrivée  de Kabylie sur une voiture de marché.  C'était le fameux Bombonel, le chasseur de panthères, dont les exploits  étaient bien connus des Algériens. Sur  la place Bresson, étaient garés les cor-  ricolos, petits omnibus de huit à dix  places attelés de deux chevaux. Les  caisses, peintes de couleurs vives et  mêmes criardes, portaient des noms  étranges: «Le berceau d'amour », «Le  plaisir des dames », «Le lion du  désert», «La frégate», « Le zéphyr».  Tout à côté de ce stationnement  étaient « Le café du vieux grenadier»  et le restaurant du «Veau qui tête ».  Toutes les enseignes s'illustraient de  peintures suggestives qui attiraient  une clientèle populaire et bruyante.

Parmi les personnages les plus  remarquables rencontrés par Ely était  le « charretier de roulage », d'un type  très particulier dans son accoutrement.  Par l'effet d'une tradition fidèle, il  était toujours vêtu d'un blouson de  toile bleue, soutaché de blanc, et d'un  pantalon de velours à côtes, bleu également, très large mais étroitement  serré aux chevilles. II était chaussé  d'espadrilles, coiffé d'un large béret  et armé d'un fouet de jonc tressé en  travers des épaules. Très populaire, il avait pris rang dans la littérature algérienne avec Pépète le bien-aimé, de  Louis Bertrand. Au faubourg Bab-el-Oued, c'était comme une manière de  héros local infiniment admiré, surtout  par les femmes et les enfants.

C'est donc dans cet environnement très original du «vieil Alger»  qu'Ely Leblanc fit ses premières armes.  Il est permis de penser que sa brillante  carrière, grâce à son intelligence et  son esprit toujours en éveil, a été  le fruit d'un dur apprentissage dans  une famille toute simple et d'une  enfance peu gâtée, mais néanmoins  illuminée par les impressions très  vives qu'il avait recueillies à chacun  de ses pas.

Ely Leblanc avait un rôle actif dans  plusieurs sociétés savantes d'anatomie  et d'anthropologie. Il était officier de  l'Académie et de l'Instruction publique.

Mobilisé durant les années 1914-1918, et ayant participé à des campagnes de guerre au Maroc, il était  médecin-commandant-honoraire en  1931.

Officier de la Légion d'Honneur, il  avait aussi la Croix de Guerre. Il a  effectué des missions scientifiques au  Sahara et au Fezzan.

La liste de ses très nombreux travaux scientifiques est à la disposition  des lecteurs qui le souhaiteraient .

 

Odette Goinard
d'après les mémoires d'Ely Leblanc, communiquées par sa fille,
Anne Smith.

 

 

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