Aurélie

Picard

 
 

Montigny-le-Roi, 1849

Kourdane (Algérie), 1933

 

Femme de caractère, Aurélie Picard a osé vaincre nombre de tabous. D'une loyauté parfaite, elle a été fidèle à son pays, à l'homme qu'elle a aimé et aux siens, à sa foi. Elle a mené une action bienfaitrice auprès des populations au milieu desquelles elle a vécu et elle a agi efficacement pour une meilleure compréhension entre ces populations et la France.

Aurélie est née le 12 juin 1849 à Montigny-le-Roi, dans la Haute- Marne. Son père, Gaude Picard, gendarme, a longuement et bravement servi en Algérie; il a notamment participé à la prise de la smala d'Abd-El-Kader. Il garde la nostalgie de ce pays et de ses grands espaces et songe très sérieusement à y demeurer. La famille qui connaît des difficultés financières s'installe finalement à Arc-en-Barrois où elle possède une modeste maison. Aurélie fait souvent avec son père de longues randonnées à cheval. Durant ces promenades, elle écoute ce père, intarissable sur l'Afrique, les peuples qu'il y a rencontrés et les chevauchées héroïques qu'il a connues sur cette terre.

Aurélie n'a que vingt-et-un ans lorsqu'elle entre au service de Mme Steenakers, dont le mari est député de Haute-Marne et Directeur général des postes. Elle réside au Grand Hôtel à Bordeaux et c'est là qu'elle rencontre Si Ahmed Tidjani, venu d'Afrique avec son frère Bachir et leurs domestiques. Si Ahmed a 20 ans. Il est le Grand Maître, le Marabout, de la confrérie religieuse des Tidjania, dont le siège est à Ain Madhi à quelques 60 kilomètres à l'ouest de Laghouat, dans le sud algérien. Cette importante congrégation musulmane exerce son pouvoir religieux sur les nomades du Sahara et aussi, en bonne partie, sur la péninsule arabique, l'Egypte, la Tunisie, le Maroc et le Sahel.

Les Tidjania sont considérés comme fidèles à la France. Pourtant une attitude, jugée suspecte à l'égard d'une tribu rebelle, a amené les autorités françaises à placer Si Ahmed et son frère en résidence surveillée à Alger. La guerre de 1870 leur offre une possibilité de sortir de leur isolement. L'Armée d'Afrique se bat vaillamment sur le front. Si Ahmed et son frère s'offrent pour porter aux combattants un message de félicitations au nom de l'ensemble des autorités musulmanes d'Algérie. C'est ce qui explique leur présence à Bordeaux dans une période si troublée.

Si Ahmed croise souvent, à l'hôtel, Aurélie les bras chargés de pigeons voyageurs qui apportent chaque jour les messages du Gouvernement. Il finit par la demander en mariage. Le père d'Aurélie n'est pas opposé à ce projet, mais avant que ne s'engagent des pourparlers, il demande à Si Ahmed certains engagements : le mariage sera célébré à Alger, selon le code civil; Aurélie aura toute liberté de demeurer chrétienne; Si Ahmed répudiera ses épouses et s'engagera sans réserve à la monogamie. Il accepte de prendre ces engagements et les respectera. Il est alors convenu qu'on se rendra à Alger, d'où il sera plus aisé de remplir les formalités préliminaires à l'union. Le 29 juillet 1871, Gaude Picard et sa fille, ainsi que Si Ahmed et sa suite, s'embarquent sur le Duc d'Aumale à destination d'Alger. Cependant les deux candidats au mariage se heurtent à une opposition formelle, tant de la part de l'administration française que du Cadi d'Alger, en raison de l'incompatibilité de leurs statuts personnels. C'est grâce à l'intervention de Mgr Lavigerie(1) que les difficultés s'aplanissent. Le couple est béni par l'archevêque d'Alger et le mariage musulman sera célébré par le moqqadem principal des Tidjani d'Alger. Aucune abjuration n'est demandée. Aurélie reste catholique. Elle quitte alors les siens et part vers l'inconnu.

Entreprendre le voyage qui va la conduire à la zaouïa(2) d'Ain Madhi relève de l'audace la plus extrême. Ce sont plus de vingt journées de chemins caillouteux et de mauvaises pistes qu'il faut affronter au sein d'une caravane où elle ne connaît personne, dans un monde qu'elle ignore totalement et où jamais aucune Européenne ne s'est aventurée. Au bout de la route, dans ce monde fermé, il faudra qu'elle assume son rôle de compagne de chef de confrérie et aussi faire face aux familles des épouses répudiées, car il yen a trois. Aurélie refuse le chameau, monture qu'elle ne connaît pas, et fait le trajet à cheval, aux côtés de Si Ahmed. La caravane. aborde les hauts plateaux, immenses. A l'approche du Sahara, le sable remplace les cailloux. Arrivée à destination, Aurélie observe, se fait discrète, et s'affirme sans toutefois heurter. Elle s'emploie à nouer des contacts, soucieuse de ne plus faire figure d'étrangère. Elle assiste à certaines des audiences de son mari et multiplie les promenades dans les oasis à la rencontre des plus humbles. Elle apprend l'arabe qu'elle finira par parler parfaitement; elle lit les textes religieux et s'imprègne des pensées et des principes de la zaouïa. Faisant preuve d'un extraordinaire esprit d'adaptation, elle gagne les sympathies. Son savoir-faire, son écoute attentive, sa patience, sa bonté, font merveille. Elle se voit appelée avec affection et respect " Lalla Yamina " ou " Madame Aurélie ". C'est une consécration.

Vient le temps de l'action. Son influence sur son mari grandit au point qu'elle devient, de fait, le véritable surintendant de la Confrérie. Très vite, elle s'attaque à la concussion, à la gabegie financière et elle institue un strict contrôle des dépenses. Elle estime que les actions charitables de la zaouia doivent prendre un caractère plus constructif que le simple don de produits alimentaires. La Confrérie se doit d'aller plus loin. Il importe de donner aux plus démunis le moyen de rétablir leur dignité et de gagner eux-mêmes leur vie. D'où le devoir d'instruire, d'éduquer, de procurer du travail.

Avant de pouvoir passer à de telles entreprises, elle fait venir d'Alger des médicaments, forme des aides soignantes, donne des conseils d'hygiène. L'infirmerie­hospice qu'elle crée accueille bien vite tous les malades de la région.

En 1882, elle ouvre une école et réussit même le tour de force d'y scolariser aussi les filles. Une école-ouvroir y est adjointe. Le succès répond rapidement à ses prévisions et l'incite à aborder, un plan plus ambitieux encore. Les possibilités de l'agriculture moderne lui paraissent constituer la bonne voie. Mais où créer la " ferme-pilote " dont elle rêve ? Elle se transforme en bâtisseuse.

Au cours de ses randonnées à cheval, Aurélie a découvert et aimé un point d'eau qui n'abreuve rien d'autre qu'un énorme pistachier. C'est le lieu qu'elle choisit pour établir sa demeure, le siège de la Confrérie et la ferme modèle qu'elle désire. Il n'y a qu'une petite source. Les ressources en eau vont être multipliées, grâce au forage de plusieurs puits, équipés de norias et au captage de l'eau d'un oued dévalant des pentes du Djebel Amour. En quelques années les surfaces irriguées et cultivées atteindront 600 hectares au profit des plus pauvres. Un village y sera construit qui abritera plus de 200 familles. En 1883, à 6 km d'Am Madhi, au pied des derniers contreforts du Djebel Amour, dans une plaine où végètent de rares touffes, est entreprise la construction d'un domaine qui apparaît comme un défi au désert : " Kourdane ". En quelques années vont apparaître dans ce coin du Sahara qui, jusque là, n'avait vu s'implanter d'autres demeures que celles, éphémères, des nomades, un palais entouré d'un grand jardin. Ce palais, de style mi-français, mi-mauresque, construit selon les plans d'Aurélie, comprend un rez­de-chaussée et un premier étage constitué d'une succession de pièces dans lesquelles on pénètre par une terrasse suivie d'une véranda. A part la pierre et quelques tapis qui sont d'origine locale, tout ce qui a servi à construire et meubler cette vaste demeure est venu du Tell, de France, et même de Syrie, transporté à dos de chameau. Dans les archives du Gouvernement Général de l'Algérie, figurait une autorisation de voyage, délivrée par le Bureau arabe de Laghouat : " Madame Tidjani partira pour Alger faire l'approvisionnement nécessaire au personnel de la zaouïa et chercher la menuiserie des nouvelles constructions de Kourdane. Elle emmènera à cet effet 50 chameaux qui l'attendront à Teniet-El-Haad. Elle voyagera elle-même à cheval ".

Aurélie est assistée de quatre-vingts domestiques. La maison accueillera beaucoup d'hôtes de marque : le Gouverneur Général de l'Algérie, des administrateurs, des officiers, des explorateurs, des journalistes, des artistes. Lamy et Savorgnan de Brazza, notamment, y séjourneront. Aurélie joue aussi un rôle non négligeable de diplomate; par exemple, les Tidjani de Tunisie, au rang desquels se trouvent plusieurs membres de la famille du bey, reçoivent des messages louant les avantages de l'ordre français en Algérie et invitant leurs frères tunisiens à se montrer partisans de l'instauration du protectorat français sur la Régence.

Après la mort de Si Ahmed en 1897 Aurélie a contracté un mariage blanc avec son successeur Bachir et, à la demande de tous, a conservé ses fonctions. Rentrée en France métropolitaine pour la première fois, après quelques soixante années passées sur la terre d'Afrique, elle y est revenue très vite, appelée de nouveau par les successeurs de Bachir. Elle meurt le 28 août 1933 à l'âge de 84 ans. Bien qu'elle n'ait jamais renoncé à sa foi chrétienne, Aurélie a été enterrée à Kourdane comme une musulmane.

Frison-Roche découvrit Kourdane en 1949, soit seize ans après la mort d'Aurélie. Il rapporte que le palais et ses annexes gisaient dans le silence et la touffeur de l'été saharien. Les jardins abandonnés étaient envahis par les ronces. Les anciens parterres de roses étaient revenus à l'état sauvage.

Bientôt le vent du désert aura tout effacé; il ne restera plus rien de l'œuvre d'Aurélie Picard. Son nom même disparaîtra des mémoires, mais nous, nous devons nous souvenir qu'une grande dame a vécu là-bas. Sa grande œuvre a été heureusement reconnue par la France qui, après lui avoir accordé le Mérite agricole, au début du siècle, l'a nommée chevalier de la Légion d'honneur peu avant qu'elle ne disparaisse ; elle reçut les insignes correspondant à son grade à Sidi-Bel-Abbès, des mains de l'inspecteur général de la Légion étrangère.

 

Denis Fadda

 

 

1 Voir la biographie de Mgr Lavigerie dans Les Cahiers d'Afrique du Nord N° 6.

2 Zaouïa: complexe religieux comprenant une école, et parfois une hôtellerie et un cimetière à proximité d'un tombeau vénéré.

 

 

Bibliographie:

 

* Aurélie Tidjani, Princesse des Sables, par Marthe Bassenne, Plon 1949 ; rééd. Dominique Guerriot, Langres 1984.

* Aurélie Picard par Elise Crosnier, Ed. Baconnier.

* Djebel Amour par Roger Frison-Roche, Flammarion 1978.

* Aurélie Picard, princesse Tidjani par José Lenzini, Presses de la Renaissance 1990.

 

 

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