Juan March

Ordinas

 
 

Majorque. 1880

Madrid. 1962

 

Bien que la fortune de Juan March Ordinas résulte du trafic peu recommandable de la contrebande. il est intéressant de découvrir comment cet homme a réussi. par son habileté. à déjouer les poursuites et à se créer une réputation de respectabilité

Les hispanisants et les historiens de l'Espagne ont connu Juan March comme l'un des hommes les plus riches d'Espagne et l'ont même identifié à juste titre comme un des " financiers " et intimes du général Franco(1). Ce que l'on sait moins en revanche, c'est qu'une partie de la fortune de Juan March est directement liée à la contrebande de tabac avec l'Algérie. L'aventure en terre africaine de " l'ultime pirate de la Méditerranée ", comme le souligne un de ses biographes, débute avec le :xxe siècle et assurera la fortune de cet homme.

 Juan March naît le 3 octobre 1880 à Santa Margarita, un petit village de l'île de Majorque. Fils d'un petit éleveur de cochons, il aborde autour de sa vingtième année trois directions successives. Dans un premier temps, il fait quelques affaires avec l'élevage des cochons, puis réalise de petits bénéfices dans l'achat et la revente de lopins de terre dans l'île. Enfin, il se lance dans la contrebande de tabac entre Majorque et l'Algérie. Il n'est certes pas le premier à suivre cette voie. Dès 1833, en effet, l'on constate une contrebande en tout genre entre Gibraltar, les îles Baléares et Alger. Comme le souligne ironiquement le chroniqueur Emile Viollard, en 1925-1926, " sous la capa de tout bon Espagnol, battait un cœur ardent d'audacieux contrebandier ". Juan March entend se démarquer de ses prédécesseurs en organisant une stratégie plus développée. Il se dote tout d'abord d'un bateau à moteur. Sa première affaire en 1903 est malheureuse car il se fait gruger par un de ses compatriotes majorquins, José Garau, qui possédait une petite manufacture de tabac à Alger et qui détenait le quasi monopole du tabac de contrebande entre les îles et l'Algérie.

Juan March comprend qu'il ne pourra pas continuer ce trafic s'il n'a pas d'implantation sur le territoire algérien. En 1906, âgé de vingt-sept ans, il décide de faire de l'Algérie le principal centre de ses affaires, Il renoue avec José Garau et tous deux créent ensemble à Alger une manufacture de tabac comportant un matériel des plus modernes. Peu de temps après, les huit grosses balancelles de March et les sept autres de Garau assurent chaque semaine un transport de quatre à cinq cents balles de quinze livres de tabac entre les îles Baléares et Alger.

En 1908, March décide le déplacement de ses activités vers Oran. Il y fait construire une première manufacture de taille modeste avant d'inaugurer, en 1912, la " Manufacture de tabacs Juan March Ordinas " installée au boulevard de l'Industrie. D'une superficie de 3.000 mètres carrés, cette maison comprend trois étages entièrement occupés par les bureaux de la direction, les ateliers de fabrication et les magasins pour le tabac en feuilles. Ce tabac provient de Cuba et arrive à Oran via les îles Canaries ou les Baléares. En principe, le contrôle de la flottille appartenant à Juan March est inexistant. Cela provient en partie de la stratégie de diversification des voies de distribution du tabac de contrebande selon des pratiques connues depuis fort longtemps. Les bateaux de March, inscrits à Gibraltar, arborant le pavillon britannique n'accostaient pas à Oran avec la totalité de leur cargaison. Une flottille de petites barques délestaient une partie du chargement à distance du port et étaient chargées d'amener la cargaison à terre.

En 1911, Juan March obtient le monopole du tabac dans l'ensemble du Maroc sous le nez de la tabacalera(2) espagnole et de la Régie des Tabacs française, ce qui le met dans une situation de légalité puisque la Manufacture de tabac pouvait fonctionner sous le régime de l'entrepôt spécial pour l'exportation. La concurrence avec les produits locaux, Bastos par exemple(3), ou nationaux, la Régie des Tabacs, n'existait pas. Enfin la Maison Juan March n'apportait-elle pas du travail à un bon millier d'Oranaises et d'Oranais à la veille de la première guerre mondiale?

La colonie française représentait, avec les Canaries et le Maroc, un espace protégé extrêmement rémunérateur. La contrebande de tabacs dans cet espace rapportait entre 20 et 30 millions de pesetas à Juan March. Mais son plus direct concurrent pour la contrebande est son associe, Jose Garau. Un événement tragique vient envenimer les relations entre les deux hommes. Rafaël, le fils de José est assassiné à Valence en 1916 et José tient Juan March pour responsable de cette mort. Il n'en est rien, mais leur collaboration va se distendre.

Cependant, la force économique et politique que représente Juan March inquiète les autorités espagnoles. En 1921, par le biais de la tabacalera, le gouvernement espagnol prend contact avec les autorités françaises d'Algérie pour mettre fin à cette contrebande qui nuit aux intérêts des deux pays. Ils se mettent d'accord pour n'autoriser le trafic du tabac que sur des bateaux jaugeant au minimum 500 tonneaux. Or, Juan March ne possède à cette époque que des grosses balancelles de 22 tonneaux pour ce trafic, et il ne peut, en toute logique employer les gros bateaux de la Transméditerranéenne dont il s'était porté acquéreur à cet usage.

La contrebande avec l'Algérie, sans disparaître, se trouve considérablement affaiblie. Depuis quelques années déjà, le Maroc avait supplanté l'Algérie dans le trafic de contrebande. D'autre part, Juan March souhaitait embrasser une carrière politique en Espagne et avait besoin d'une plus grande respectabilité. Il prend une participation dans la tabacalera, dans diverses autres sociétés et se conduit en maître quasi absolu de Majorque au travers du quotidien El Dia qui lui appartient ainsi que par un clientélisme à toute épreuve. En 1923, il est élu député, mais le coup d'état de Primo de Rivera et les menaces de ce dernier l'obligent à se réfugier à Paris. Il en revient assez vite et se lie d'amitié avec le nouveau dictateur de l'Espagne. Plus rien, ni personne ne pourront arrêter Juan March dans la construction de la plus grande fortune d'Espagne, même le Frente Popular !

L'Algérie puis le Maroc avaient fait la richesse de March et désormais l'homme jouissait à Oran d'une image plus que respectable. " Sa manufacture, disait-on à la Chambre de Commerce, est une des entreprises les mieux comprises, les plus vastes, les plus parfaitement organisées, que l'on peut citer comme un modèle du genre ".

O.G.
d'après Jean-Jacques Jordi

 

1 Les historiens reconnaissent que l'avion qui a permis au général Franco de rallier le Maroc au départ des Canaries à la veille du soulèvement nationaliste, le Dragon rapide, appartenait à Juan March.

2 La Tabacalera est la société d'Etat de l'exploitation du tabac en Espagne.

3 Voir la biographie de Juan Bastos dans le N° 11 des Cahiers d'Afrique du Nord.

 

 

Bibliographie :

 

* Benavides Manuel, El ultimo pirata del Mediterraneo: Mexico. Ed. Roca 1977, réed. d'un ouvrage paru en 1934.

* Garriga Ramon, Juan March y su tiempo, Barcelona. Editorial Planeta, 1976.

* Diaz Nosty Bernardo, La irresistible ascension de Juan March, Madrid, Ed. Sedmay, 1977 et Dixon Arthur, Seňor monoplio la asombrosa vida de Juan March, Barcelona, Planeta. 1985.

* Le Live d'Or de l'Oranie, Editions de l'Afrique du Nord illustrée. Le Champ des Cadets, Marseille 1990.

 

 

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