Samuel

Biarnay

 
 

Saint-Laurent du Gros. 1879

Rabat. 1918

Le quartier des Habous

 

Homme d'action et savant, tel fut Samuel Biarnay. Etre d'exception, il voua sa vie au Maroc, en apportant au Protectorat toute son intelligence et ses dons d'organisation.

Fils d'un instituteur des Hautes-Alpes venu exercer ses fonctions à Aïn-Tolba (Oran), Samuel Biarnay sortit de l'Ecole Normale de Bouzaréa (Alger) en 1899 pour exercer ses fonctions d'instituteur à la Kalaa des Beni-Rached (Oran), petite bourgade où il se perfectionna dans la connaissance et la pratique de la langue arabe. Mais il n'y resta pas longtemps. Le Sahara l'attirait, et surtout la population mozabite, fort peu connue alors. Il fut nommé à Ouargla.

C'est là qu'il se révéla comme linguiste de haute classe. Il fit une étude complète du dialecte berbère du Mzab dans un ouvrage qui lui valut les félicitations du monde savant orientaliste. Il fit en outre une étude du mariage mozabite qu'il publia dans son ouvrage linguistique.

 Très attiré par le Maroc, pays mystérieux, en pleine anarchie, il accepta d'emblée une offre de son fidèle ami, René Leclerc, qui l'appelait à Tanger. Il s'y rendit aussitôt, abandonnant l'administration. Alors commença pour lui une vie splendide et rude à la fois, riche d'action et de périls, ardente et désintéressée. Henri Popp, qui venait de créer l'entreprise des télégraphes chérifiens, avait besoin d'un second, capable de l'aider à la fois sur le plan technique et administratif, ainsi que dans les relations avec les indigènes. Biarnay remplissait les conditions requises car il avait été sapeur-télégraphiste pendant son service militaire. Il connaissait à fond l'arabe et le berbère ainsi que les mœurs des populations. A la mort d'Henri Popp, quatre ans plus tard, Biarnay resta directeur de l'entreprise jusqu'en 1914. Devenu, après son prédécesseur, ministre des Télégraphes du Maroc, Biarnay installa la TS.F. tout le long de la côte, les fils télégraphiques et enfin un système de courriers à pied (reqqas) qui comblaient, le cas échéant, les lacunes du réseau avec fil.

A cette organisation des télégraphes, Biarnay ajouta la poste chérifienne qui concurrença victorieusement les postes anglaise, espagnole, allemande et française installées par les consuls.

On imagine l'ensemble des difficultés que la nature et les hommes opposaient à la réalisation des plans de Biarnay. On traversait alors les rivières à gué, on transportait le matériel à dos de chameau sur des pistes incertaines, on voyageait à cheval ou à mule. Toute initiative coûtait des trésors de patience et Biarnay partait avec une petite caravane, habillé en Marocain, voyageant comme un indigène. Il allait de ville en ville, installant sa TS.F. non sans avoir prié caïds, pachas et notables d'admettre et de protéger cette nouveauté que le peuple regardait avec méfiance. Ce n'était pas sans risque lorsqu'on campait en pleine brousse ; et quand la pluie se mettait de la partie, inondant les vastes plaines marécageuses, on se demandait quand et comment on sortirait de la boue gluante.

Il fallait, d'autre part, trouver et encourager des collaborateurs, les envoyer et les maintenir dans les villes entièrement indigènes où les guettaient le cafard et aussi l'animosité toujours en éveil de quelques fanatiques musulmans.

Biarnay et ses collaborateurs immédiats payaient d'exemple. Toujours sur la brèche, infatigable et souriant, simple et bon avec tous, comprenant rapidement tous les problèmes, il obtenait de son personnel français ou indigène un dévouement sans bornes, et de son organisation un rendement incroyable.

A Fès, les évènements sanglants de 1912 le trouvèrent avec ses télégraphistes en position de défense. A deux reprises, d'abord avec des Marocains fidèles, puis avec une patrouille, faisant le coup de feu lui-même, Biarnay tenta de dégager les assiégés. Il eut la satisfaction d'en sauver quelques uns. Sa belle conduite dans cette circonstance lui valut la croix de Chevalier de la Légion d'honneur.

Cependant le Protectorat s'organisait et dotait le Maroc d'une administration régulière. Biarnay passa la main à un nouveau directeur des PTT non sans s'être assuré que ses collaborateurs, à tous les niveaux, seraient reclassés dans une situation équivalente.

C'est alors que Lyautey qui avait hautement apprécié l'action de Biarnay lui confia la réorganisation des habous.

Les habous, ou biens de mainmorte religieuse, sont destinés à assurer matériellement l'exercice du culte, à couvrir les frais d'entretien des mosquées, à rétribuer les innombrables clercs qui récitent les prières, à donner un traitement aux professeurs de droit et de théologie. Les habous, au début de 1914, quand Biarnay fut chargé de les réorganiser, étaient dans la plus lamentable situation Ces biens, inaliénables par définition, étaient dilapidés du fait de l'incurie et de la vénalité des fonctionnaires marocains charges de leur gestion. Le gouvernement aurait pu, en droit strict, se désintéresser d'un problème administratif qui concernait étroitement le culte musulman. Mais les Marocains ne l'entendaient pas ainsi, n'admettant pas que sur la question religieuse, celle qui leur tenait le plus à cœur, nous nous dérobions. C'est ainsi qu'un chrétien fut appelé à réorganiser les biens habous pour le bénéfice du culte musulman ! On devine combien la tâche était délicate.

Biarnay accepta cette charge nouvelle. Il avait depuis longtemps la confiance des Marocains, condition essentielle de réussite. Il connaissait admirablement la mentalité des gens, du pays, ruraux et

citadins. Il n'ignorait pas non plus le gâchis administratif indigène et l'imbroglio des habous. Il lui restait à apprendre à fond le droit musulman et sa jurisprudence en matière de biens fonciers Ce qui fut fait. Si retors que fut un citadin marocain, il n'arrivait pas à le circonvenir. Il fut permis, encore une fois, de constater l'admirable souplesse de cette intelligence claire et précise.

En un tournemain, il mit sur pied l'organisation des habous, gagnant à la bonne cause des fonctionnaires qui, auparavant s'occupaient aussi bien de tracer les grandes lignes de la nouvelle administration que de surveiller les détails de son fonctionnement. Il sut encore, ce qui semblait alors impossible, mettre les consuls étrangers dans son jeu pour annihiler les méfaits possibles de la protection. En quelques mois l'affaire était sur pied. il ne restait qu'à amplifier l'œuvre d'assainissement financier et à se mettre à gérer dans les meilleures conditions les biens considérables des habous.

La déclaration de guerre de 1914 surprit Biarnay au plus fort de sa tâche. Paris donna l'ordre d'abandonner le Maroc, tout au moins de se replier sur la côte. On savait bien, au Maroc, que le moindre repli était fatalement un abandon rapide et total. Lyautey interrogea alors tous les Français, civils et militaires qui connaissaient le pays. Consulté, Biarnay répondit : "si vous abandonnez le Maroc, je lève des partisans, je crée des corps francs et nous le garderons 1" Vivement impressionné, Lyautey répondit à Paris qu'il conservait le Maroc tel qu'il était à ce jour.

Et le travail titanesque commença, qui imposait à tous un dévouement sans bornes et une bonne humeur constante. On garda le Maroc avec quelques territoriaux, des légionnaires, des Sénégalais et des Tirailleurs qui attendaient l'heure d'aller relever leurs camarades dans les Ardennes et dans la Somme. On agrandît même la surface pacifiée du pays et on l'organisa de mieux en mieux.

La grippe espagnole emporta Biamay le 10 octobre 1918 sans qu'il eût le bonheur de partager l'ivresse de l'armistice. Il mourut en stoïcien. Il avait à peine la quarantaine.

On a dépeint l'homme d'action. Il faut dire encore que Biarnay était un savant, au vrai sens du terme et qu'il a laissé derrière lui une œuvre scientifique solide.

Ainsi que le déclarait Henri Basset, fils du grand maître de l'Ecole algérienne "Parmi tous ceux qui, issus de l'école algérienne, firent avancer d'un si grand pas les études de dialectologie berbère, Biarnay fut l'un des plus brillants." Mais son esprit essentiellement curieux ne s'arrêtait pas là. Rien de ce qui touchait le passé du pays qui était devenu le sien, les mœurs des populations ou leurs coutumes, ne le laissait indifférent. Au cours d'un séjour à Tanger, il avait exploré des tombes romaines et les fameuses grottes d'Hercule. Il continuait à s'intéresser aux vestiges romains dont il avait relevé un grand nombre avec une rare sagacité aux environs de Rabat. L'archéologie berbère l'attirait tout autant, et aussi l'ethnographie.

Se montrer à la fois homme d'action et savant, est le propre des êtres d'exception. Tel était bien le cas de Biarnay. Ce fut un authentique grand homme, un être supérieur qui, avec une aisance extraordinaire, se maintînt constamment dans les plans les plus élevés de l'esprit et du sentiment.

 

O.G.
d'après Louis Brunot Directeur
de l'Institut des Hautes Études Marocaines

 

 

Parmi ses œuvres :

 

* Étude sur le dialecte berbère de Ouargla, 1908.

* Étude sur le dialecte des Bétioua du Vieil Arzew (Revue africaine)

* Notice sur le parler des Aït-Sadden (Est de Fês) et celui des Béni-Mguild (Moyen-Atlas marocain) (Revue africaine).

* Six textes en dialectes des Bérabès du Dudès, 1912 (le Journal asiatique)

* Étude sur les dialectes berbères du Rif, 1917, couronnée par l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.

* Notes sur les chants populaires du Rif et "un cas de régression à la coutume berbère chez une tribu arabisée" (1915-1916)

* Notes d'ethnographie et de linguistique nord­qfricaine, Louis Brunot et Émile Laoust, 1924.

* Contribution à la fondation de la revue Les Archives Berbères.

 

 

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