Saïd

Guennoun

 
 

Ouled-Aïssa, 1887

Meknès, 1940

 

 

Saïd Guennoun est né en 1887 à Ouled-Aïssa, canton de Dra-el-Mizan : il est donc, par son origine, un Kabyle d'Algérie. Après la révolte de 1871, en représailles, de vastes domaines appartenant à sa famille avaient été expropriés. Le jeune Saïd fit cependant des études, assez poussées pour l'époque: brevet supérieur en français et en arabe, diplôme d'adel (clerc de cadi) de la Medersa d'Alger. Plus tard, ses supérieurs reconnaîtront tous qu'il expose clairement les questions étudiées, rédigées dans un excellent français et qu'il possède une parfaite connaissance de l'arabe et du berbère. En 1902, il s'engage dans les tirailleurs algériens, où ses capacités lui font, en quelques années, gravir tous les échelons. On imagine sa fierté, en 1912, d'être promu sous­lieutenant.

A la veille de la Grande Guerre de 1914, il est naturalisé français et il se trouve plongé au cœur du monde berbère marocain, dans la grande aventure de la "pacification". Au pied du moyen-Atlas, la bourgade de Khenifra, capitale des tribus zaïanes, vient d'être occupée par l'armée française. Saïd y est officier des détails au bataillon du commandant Fagès, du Sème régiment de tirailleurs algériens. Le colonel Laverdure, qui commande ce poste avancé, veut tenter contre le célèbre chef berbère Moha ou Hammou, campé à El-Herri, un coup de main audacieux, qui tournera au désastre, le soir du 13 novembre 1914. Affecté à la défense du camp, Saïd Guennoun assistera en témoin impuissant à la déroute de l'expédition: "En quelques, minutes, malgré leur sang-froid admirable et celui de leurs officiers, nos soldats furent bousculés, submergés, anéantis par les flots de cavaliers et de fantassins venus de la Moulouya. Ils ne purent que bien mourir, et c'est ce qu'ils firent sous les yeux mêmes de leurs camarades restés à Khenifra"1 . Les colonnes de secours arrivèrent les 16 et 17 novembre. Du côté français, on dénombra 613 tués, dont 33 officiers, et, du côté marocain, plus de 200 morts, sans compter, dans les deux camps, de nombreux blessés.

Un an plus tard, Saïd Guennoun quittait ces montagnes de l'Atlas, C'était l'heure des tranchées où s'affrontaient les armées françaises et allemandes, en Champagne et à Verdun. Des citations rappellent ses faits d'arme, tel celui-ci: "Officier courageux et plein d'allant a été blessé grièvement le 17 avril 1917, en se portant résolument à l'attaque d'un centre de mitrailleuses qui a été enlevé par sa compagnie". De retour au Maroc, Saïd Guennoun porte sur sa manche les galons de capitaine, et sur sa poitrine, les médailles de la Légion d'honneur, de la Croix de guerre, à côté de celle du Ouissam Alaouite. Et il va pouvoir donner sa pleine mesure en œuvrant pour la "pacification" du pays. L'on dénomme ainsi l'histoire de l'occupation progressive de tout le territoire marocain, en particulier du monde berbère de l'Atlas, "le dernier bastion dissident", par l'armée française et ses auxiliaires marocains, en vue de soumettre toutes les populations à l'autorité du Sultan, doublée de celle du pays protecteur. Cette conquête qui, à partir du traité du Protectorat (1912), se prolongea jusqu'en 1934, utilisait l'arsenal habituel de la guerre et, en même temps, les moyens politiques de la persuasion et de la négociation. L'usage de cette seconde méthode, qui voulait éviter l'affrontement sanglant, présupposait une

excellente connaissance de l'histoire, de la psychologie et des traditions des montagnards dissidents. Dans ce domaine, Saïd Guennoun se montra incomparable.

Dans la cinquième partie de son livre La montagne berbère, il retrace toutes les phases de la pacification du pays des Aït Oumalou2 de 1914 jusqu'en janvier 1926, moment où s'achève l'occupation du pays des Ichqern et où lui-même, à son grand regret, devra quitter cette région. Dès l'occupation d'El Kbab, en mai 1922, il en était devenu chef de poste, après avoir rempli les mêmes fonctions non loin de là, à Nt Ishaq, pendant deux ans.

Il aime passionnément ce Moyen Atlas, où, sans doute, il se sent "chez lui", d'autant plus que Hadda, sa compagne, est une très jeune berbère de Kerrouchen.

Son premier livre se présente comme un épais rapport qui décrit toute cette région, sa géographie, son économie, son organisation sociale, ses personnages marquants, avant de raconter les étapes de la pacification et de brosser, en vue de l'action à venir, un vaste tableau de la situation vers 1927, s'appuyant sur de nombreuses observations et statistiques. Le succès de cette publication -qui obtient le prix Montyon en 1930- l'entraîne à préparer un nouvel ouvrage. On y revit avec lui une tranche des événements déjà racontés dans le premier. C'est presque son journal de bord de 1921, alors qu'il commandait à Nt Ishaq, près d'El Kbab. Mais ces pages ont une allure très différente des précédentes : elles mettent en scène, dans un récit romancé, des personnages et les font dialoguer, et elles révèlent son talent de conteur, plaçant ainsi leur auteur dans cette pleïade d'officiers-écrivains illustrée à cette époque par Justinard, Le Glay, Odinot ... etc.

Ce qui n'empêche pas Saïd de nous livrer ses réflexions. S'il justifie la "pacification" du Maroc, il se fait l'avocat de la méthode qui en recherche le succès par l'approche politique, "la conquête morale qui doit l'emporter sur toute autre"3. "Si la mission assumée par sa patrie, fait-il dire au capitaine Alain, son porte parole, trouvait en lui un apôtre sincère, pour rien au monde, il n'eût consenti à ce qu'un dommage fut causé sans nécessité certaine à ceux qui se refusaient encore à écouter ses conseils d'ami". Tout le livre démonte le mécanisme de cette méthode, ses cas de conscience et ses déboires, comme ses réussites : "le travail obscur et long qui s'accomplit dans le calme des nuits berbères, parfois au bruit du canon et des mitrailleuses, pour éviter ou arrêter les effusions de sang. Ce travail contenait les germes de la frater­nité future". A El Kbab, Saïd Guennoun continue cet "obscur travail" qu'il a décrit et, en même temps, comme officier des Affaires Indigènes, il aménage le territoire qui lui est confié, traçant des pistes, construisant une école et des bâtiments administratifs, rendant la justice. .. etc. Proche des gens, dans leurs travaux agricoles comme dans leurs fêtes, il représente, pour la population, une troublante, énigme : il incarne l'autorité de la France et, en même temps, il se dit berbère et musulman, alors que la tribu avait été mobilisée pour la défense de son sol contre les infidèles chrétiens. Certains de ses supérieurs savent reconnaître les qualités de cet officier français resté berbère, ainsi que le déclare cette citation de 1924 : "Officier de renseignements de tout premier ordre dont la profonde connaissance de la langue et des mœurs berbères, jointe aux .plus belles qualités d'audace et d'énergie, a rendu à l'œuvre de pacification, sur le front zaïan, des services inappréciables". Plus loin, on fait, l'éloge de "son sens politique très avisé". Par contre, d'autres officiers n'ont pas compris l'énorme avantage que représente, chez lui, cette culture berbère et cette proximité de "ses frères de race" : ce sont ceux, sans doute, pour qui le militaire prime ou ignore le politique. Lyautey, pourtant, n'avait-il pas dit que "celui qui n'est que militaire n'est qu'un mauvais militaire". En tout cas, moins d'un an après l'hommage rendu par la belle citation de 1924, le futur général de Loustal qui veut l'écarter de son secteur, le condamne: "Il a un commandement très personnel et une tendance à s'émanciper [ ... ] Il peut être un très bon agent, à condition que ses chefs ne se laissent pas influencer par lui [ ... ] Il a conservé tous les défauts de l'arabe". Quand on sait qu'il s'agit d'un authentique berbère, cette affirmation, qui se veut méprisante, serait risible si elle n'avait contribué à la brutale mutation de Guennoun.

Profondément affecté par ce départ forcé du Moyen Atlas, Saïd Guennoun prend, dans sa maison de Meknès, une permission d'une année, après laquelle, il rejoint son nouveau poste dans le nord, près d'Ouezzane. Plus tard, il sera nommé à Sefrou (1928), puis à Itzer, où il retrouve ses montagnards.

Cette période est particulièrement féconde puisqu'elle voit la rédaction et la publication des deux ouvrages, déjà cités, puis d'un troisième, achevé à Itzer en 1938.

Ce dernier est une monographie de la Haute Moulouya, où sont présentées l'histoire, la géographie, l'économie, l'organisation sociale et le droit coutumier de cette région. Il joint à ces exposés le fruit de ses recherches sur l'origine des Berbères sur leur langue et leur littérature, qui ont résisté au long des siècles. Cependant, il avance ce constat amer: "Ce dont [la langue berbère] souffre le plus, ce dont elle périra, c'est qu'elle appartient à un peuple éternellement vaincu et dominé, et que, par suite, elle n'est jamais seule dans son propre pays, il y a toujours au-dessus d'elle la langue d'un vainqueur". Et. plus loin, il va jusqu'à admettre: "Nous ne voyons vraiment pas - quoi qu'il puisse nous en coûter du point de vue sentimental- l'utilité de la faire revivre, alors que nos compatriotes ont à leur portée les langues française et arabe, si aptes à satisfaire les exigences de leur esprit. Les mouvements culturels qui, à l'heure actuelle, cherchent à promouvoir l'alphabet, la langue et la poésie berbères, réussiront-ils à démentir le pronostic désabusé porté par Saïd Guennoun, il y a près de 65 ans ?

Si l'on imagine ce dernier assis à son bureau, la plume à la main, éclairé par une lampe à pétrole, il faut aussi le voir à cheval conduisant par des pistes de montagne, un groupe d'auxiliaires marocains, le fusil au poing. Car il prend une part active aux dernières opérations de la pacification. Ainsi un rapport très élogieux de 1933 met en relief "son action politique de grande envergure", qui, en six jours, obtient "des succès spectaculaires parmi ses frères de race".

De son côté, Saïd Guennoun apporte cette conclusion à la période qu'il vient de vivre :

"Nous ne laisserons pas effacer de la carte du monde le dernier îlot berbère indépendant sans redire à ceux qui se sacrifièrent pour sa défense notre sincère admiration. Ce peuple est digne de l'estime des nations les plus nobles de l'univers".

Cependant sa santé préoccupe le commandant Saïd : ses graves blessures de 1917 ne peuvent se faire oublier. Les présages d'une nouvelle conflagration internationale s'accumulent. On est en 1939 et Saïd Guennoun est muté au Bureau régional des A.I. à Meknès. C'est là, dans sa petite maison, qu'il meurt, le 25 février 1940, ayant professé devant témoins sa foi musulmane et légué ses affaires à sa fille, qui vit à Khenifra. On l'enterre, selon sa volonté formelle, dans le cimetière qui s'étend auprès du tombeau de Sidi Mohammed ben Aïssa, le célèbre cheikh Kamel.

Le général Goudot, commandant la région de Meknès, a loué "l'indépendance d'esprit de cet officier français d'origine berbère". Cela signifie-t-il qu'il le considère comme vraiment français bien que berbère ou au contraire que sa culture originelle ajoute une note d'indé­pendance à son caractère de français ? Saïd Guennoun, certains jours, s'est-il senti déchiré par sa double appartenance? Ou bien comme il l'a lui-même écrit dans La voix des Monts a-t-il réussi à vivre une symbiose exemplaire entre "son attachement au peuple vigoureux et fier dont il est issu et ses sentiments profondément et définitivement français ?". Cette question de l'identité et de l'intégration n'est­elle pas devenue une question d'actualité?

 

Michel LAFON

 

 

 (1) Général Guillaume.

 (2) Les gens de l'ombre, c'est-à-dire du versant Nord de l'Atlas (amalou)

 (3) L. Benazet, directeur des A.I. dans la préface de La voix des Monts.

 

 

Parmi ses œuvres :

 

* La montagne berbère. Ed. du Comité de l'Afrique Française, Paris 1929. 2e édition, Ed. Omnia, Rabat 1933.

* La voix des monts. Ed. Omnia, Rabat 1934.

* La Haute Moulouya.1939­1940, publié dans Etudes et Documents berbères n° 8, 1991.

 

 

Bibliographie:

 

* Gal Guillaume Les Berbères marocains et la pacification de l'Atlas Central 1912-1933.Juillard, Paris 1946.

* Hubert Lyautey Paroles d'action. Armand Colin, Paris 1938.

 

Les extraits des citations et des rapports concernant Saïd Guennoun proviennent de son dossier, Archives des Services Historiques de l'Armée de Terre, Vincennes (cote 61447/26).

 

 

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