Elisabeth Lafourcade

 
 

Mourmelon 1903

Ksar-es-Souk 1958

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Hôpital marocain à Fès - Pavillon chirurgie-femmes

 

De Tunis à Sousse, puis au Maroc, dans le bled, le docteur Elisabeth Lafourcade a donné l'exemple d'une vie entièrement consacrée aux autres, sans jamais abdiquer sa forte personnalité qui masquait mal une bonté et une compétence étonnantes.

Elisabeth Lafourcade est née le 18 septembre 1903 à Mourmelon où son père, officier colonial, était alors en garnison. Orpheline assez tôt, elle est élevée par sa grand­mère dont les ressources sont très modestes.

Attirée par la vie africaine qu'elle connaît par quelques séjours faits, enfant, avec son père, elle se sent attirée par le mode de vie du Père de Foucauld, mais ne se reconnaît pas la vocation religieuse. Alors, pour "servir" elle entreprend grâce à une bourse, des études de médecine, à Paris d'abord, puis à Montpellier, y menant la vie d'une étudiante pauvre. Pourtant, ainsi que la décrit une de ses condisciples, externe des hôpitaux comme elle, c'est une fille gaie, enjouée, dont les réparties sont fines, justes, précises, pétillantes de malice sans méchanceté, boute-en-train, mais aussi profondément sérieuse et recueillie quand elle faisait ses retraites à Lourdes. Elle a très tôt la vocation chirurgicale et elle est rapidement appréciée par les équipes auxquelles elle s'intègre. C'est avec une grande simplicité - dit un de ses patrons - qu'elle se penchait au chevet de ses malades ou des opérés et personne ne fut long à s'apercevoir, sans qu'elle en parlât jamais, qu'elle s'attachait surtout aux déshérités et que sa vigilance à leur égard ne s'éteignait pas avec la fin des soins d'hôpital.

En juillet 1929, elle est recrutée comme chirurgien à l'hôpital de Tunis. Son arrivée est mal perçue par les milieux intégristes tunisiens qui critiquent la nomination d'une femme, d'abord, mais aussi d'une femme qui n'hésite pas à afficher sa foi chrétienne. Si cette femme ne part pas, on emploiera les moyens efficaces pour la faire partir, note-t-on dans un de leurs journaux! Elle n'en a cure. Les autorités la soutiennent et elle est rapidement acceptée par les musulmans eux-mêmes.

En 1937, elle est mutée à l'hôpital de Sousse où elle entreprend d'améliorer la formation professionnelle des infirmiers, tout en continuant son activité chirurgicale.
La seconde guerre mondiale, par les restrictions qu'elle impose, complique toutes les tâches, pénurie en médicaments, en matériel, etc ... Lors du reflux des armées allemandes de Tripolitaine vers Tunis, sa maison est soufflée par un bombardement et elle trouve refuge dans une maison close de la ville. La tenancière la prend sous sa protection et l'accompagne quelquefois lors de visites de malades la nuit.
En avril 1944, elle est affectée à l'hôpital maritime de Sidi-Abdallah, avec un contrat qui l'assimile à un médecin de marine à deux galons. Malheureusement, le 2 juillet, elle contracte une fièvre typhoïde, qui pour être relativement bénigne, n'en inspire pas moins beaucoup d'inquiétude car une radio pulmonaire montre, en plus, des lésions tuberculeuses aux sommets des poumons.
Elle surmonte cette épreuve et reprend volontairement son service quelques semaines plus tard. Ne pouvant la garder en service actif, la marine l'envoie au Centre de phtisiologie de Meknès (Maroc). Elle y voit un signe de la Providence, car c'est au Maroc que Dieu me voulait dit-elle. Après sa convalescence, elle est nommée, par les Services de Santé chérifiens, chirurgienne à l'hôpital indigène Cocard de Fès (avril 1945).
En 1948, elle demande à aller à Ksar-es-Souk, dans le Tafilalet (sud marocain) où on vient de créer un poste de chirurgien. Elle y sera le seul chirurgien pour une population de plus de cent mille habitants répartis sur un territoire de 400 kms du Nord au Sud et presque autant de large. Elle est attachée à 1 'hôpital où se trouve le "plateau technique chirurgical" le plus complet, mais elle sera tenue de desservir les hôpitaux annexes de Midelt et d'Erfoud, à jours fixes mais aussi pour répondre aux urgences intransportables. Tous ses confrères sont persuadés que la rigueur du climat va lui être fatale, mais elle s'obstine et débarque à l'hôpital du Tafilalet qu'elle ne devait plus quitter. Lorsque je l'ai rencontrée pour la première fois en 1952, elle avait presque la cinquantaine. C'était une femme frêle, la poitrine légèrement rentrée, vêtue d'une robe très simple, la tête recouverte d'un petit fichu bleu qu'elle ne quittait que pour coiffer le calot de la salle d'opération. Elle me faisait penser à une religieuse laïque. Ce n'est que bien plus tard que j'appris qu'elle dépendait de l'association Jésus Ouvrier, car elle n'en faisait jamais état. Etant alors médecin-chef de l'hôpital d'Erfoud, j'avais été surpris, lors de la première visite que je lui fis, de ne pas la trouver dans un de ces logements de fonction que la Santé publique mettait à la disposition de ses médecins du bled. C'est elle qui ne l'avait pas voulu. Elle avait fait vœux de pauvreté et occupait une petite maison marocaine traditionnelle en terre, comme celle de ses malades. Un minuscule jardin servait aux ébats de Seringa, son chien et de sa gazelle, don d'une famille de malades reconnaissants.

Elisabeth Lafourcade venait régulièrement tous les quinze jours, dans son vieux Bedford, opérer Ge lui servais d'assistant) les malades que je lui avais triés. Suivant la tradition du bled, elle déjeunait à la maison ou chez quelques autres amis. Elle en avait beaucoup ! Cette fille d'un dévouement extraordinaire, avait parfois une brutalité de langage qui surprenait ceux qui la connaissaient mal. Très souvent elle "engueulait" ses malades. Après quoi, elle passait toute la nuit à leur chevet pour les surveiller. A côté de cela, une naïveté désarmante et une grande piété qui en faisait réellement une missionnaire. Tous les Marocains du Tafilalet la connaissaient et on peut même dire qu'il vénéraient leur toubiba. Un jour je suis appelé par le chef du poste de Taouz, à 75 km au Sud: ''Allo, toubib, venez vite. Nous avons un blessé grave. Il a les tripes à l'air. L'histoire est simple: un jeune homme en voulant entraver un chameau s'est fait mordre. L'animal a saisi le garçon dans sa longue et puissante mâchoire, au niveau du flan et de la région lombaire. Les incisives tranchantes ont fait une plaie avec eviscération au niveau de l'abdomen et une importante contusion dans la région lombaire. Le blessé est choqué et avec les faibles moyens dont je dispose je n'ai que la solution de l'évacuer vers Erfoud en prévenant la toubiba, à Ksar-es-Souk, de nous rejoindre. L'évacuation est lente, pour ne pas trop secouer le blessé. En arrivant à l'hôpital d'Erfoud, la toubiba est déjà là, faisant les cent pas sur le perron. Il est dix huit heures trente. "Enfin vous voilà, quelle saloperie me ramenez-vous ?"

Sur la table d'opération, c'est encore plus grave que je ne le croyais. En plus de l'éventration, il y a rupture du rein qu'il faut enlever. Toute l'intervention se fait, bien sûr, avec le seul moyen d'anesthésie dont nous disposons, le vieil Ombredanne, et sans possibilité de transfusion sanguine, rien que des liquides de remplissage : plasma et subtosan.

Vers dix heures le blessé est mis dans un lit, toujours sous le choc dont il ne semble pas vouloir sortir. Lafourcade, Hamani (l'infirmier du bloc) et moi restons près de lui.

Un peu après minuit, arrêt cardiaque, et malgré tous nos efforts nous ne parvenons pas à réanimer le pauvre gosse. Lafourcade lâche un juron, se ressaisit aussitôt et se laisse tomber sur une chaise, immobile, les mains jointes, je crois qu'elle prie un instant. - Bon, ce n'est pas tout, il faut que je reparte. J'ai un gros programme opératoire demain marin à Ksar-es-Souk. Il faut que j'aille dormir un peu.

- Mais il est plus d'une heure du marin. Ce n'est pas prudent, toute seule, sur la route. Je vais vous accompagner.

- Ah! vous m'embêtez, je suis assez grande pour rentrer toute seule ...

- Et si vous creviez?

- Allah est miséricordieux! Fichez-moi la paix et donnez-moi un café.

Ainsi était la toubiba. Je l'ai vue faire près de 500 km dans une journée au volant de sa voiture, pour une opération, puis reprendre son travail après quatre heures de sommeil. Ses moments de repos, elle les occupe à tricoter des brassières pour les nouveau-nés de la maternité. Elle accompagne, quand elle le peut, les équipes qui font les vaccinations dans le bled. Ces séances donnent lieu à de grands rassemblements et elle en profite pour dépister des malades ou des blessés qui négligent souvent d'aller en consultation. Elle se tient au courant des progrès de la chirurgie et si un instrument lui manque, plutôt que d'attendre des jours et des jours que l'administration veuille bien le lui fournir, elle n'hésite pas à l'acheter sur ses propres deniers. Dans la période trouble qui précède l'indépendance du Maroc, elle reconnaît qu'elle n'a aucun engagement politique. Son seul souci, ce sont les malades ou les blessés de quelque côté qu'ils soient. En décembre 1955, elle fait un séjour en France, à la maison-mère de Jésus Ouvrier à Tours. Elle en profite pour aller consulter ses anciens patrons de la Faculté de Montpellier pour un nodule sous le bras. Le diagnostic est formel, il s'agit d'un cancer du sein quelque peu négligé. Elle revient à Meknès, est opérée à la clinique Cornette de Saint-Cyr où elle reçoit la visite du Sultan Mohammed V venu voir une de ses sœurs également hospitalisée. Elle raconte elle-même : Sa Majesté a exprimé des vœux de guérison et le souhait que je veuille considérer le Tafilalet comme une seconde patrie, mais qu'avant de mourir, il faut que je vive longtemps pour soigner ses sujets. ... Cela valait le jus!

En janvier 1957, son état empire. Elle refuse les divers traitements qu'on lui propose. Son
courage, elle le puise dans ses retraites au monastère de Tioumliline ou à Lyon (retraite organisée en août 1957 par l'Association Jésus Ouvrier). A son retour, elle apprend qu'elle vient d'être nommée Chevalier de la Légion d'Honneur ce qui la comble de confusion.
Fin 1957, son état décline mais elle reste toujours attentive à tous ceux qui l'entourent. Tous se pressent pour l'aider, le chauffeur musulman de l'hôpital vient presque tous les jours pour la conduire à la messe, tandis qu'à ses infirmiers et au personnel de l'hôpital elle distribue de l'argent pour faire un arbre de Noël à leurs enfants.

Le 7 janvier, vers 6 heures du matin -moralement en paix- elle remettait son âme à Dieu. A son inhumation dans la terre marocaine qu'elle avait tant aimée et tant servie, il y avait foule. Non seulement tous ceux qu'elle avait soignés, mais également les autorités marocaines représentées par le docteur Faraj, ministre de la Santé, le délégué de l'Ambassade de France au Maroc, le consul de France, ainsi que la fondatrice de Jésus Ouvrier et un chanoine du clergé de Tours. En tout, plusieurs milliers de personnes de toutes origines. Le docteur Faraj devait prononcer une émouvante allocution, rendant hommage à son ardeur et à son dévouement sans limite. Au nom de sa Majesté Mohammed V, il déposa sur son cercueil la décoration d'officier du Ouissam Alaouite, pour les services éminents rendus par elle au Maroc. Elisabeth Lafourcade s'était voulue essentiellement témoin de la médecine française par sa technicité. Par son dévouement et son rayonnement, elle fut aussi témoin de la chrétienté en terre d'Islam, non en prêchant l'Evangile, mais en le vivant.

 


Docteur Maxime Rousselle
ex-médecin de la Santé Publique au Maroc.

 

 

 

Bibliographie:

 

* Blanche Poupineau et Marcel Delabroye. Elisabeth Lafourcade. Editions du Centurion. Paris 1965.

*Docteur Maxime Rousselle, Médecins du Bled.

 

 

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