Antoine

de Saint-Exupéry  

 
 

Lyon 1900

Disparu en vol en 1944

 

 

Quelques instantanés des derniers mois de Saint-Ex, sans avoir la prétention de brosser un portrait biographique, en disent pourtant fort long sur cet homme passionné. On y trouve ce qui a fait l'essentiel de sa vie: l'aviation, l'écriture, le sens de l'amitié, la foi.

Alger, 1943. Saint-Exupéry ronge son frein. Il est en réserve de commandement et cette situation l'exaspère. Il est sombre, soucieux, il se dit qu'il vient de gâcher sa chance et se demande s'il pourra de nouveau voler, si en haut lieu on lui pardonnera cet avion qu'il vient d'endommager.

Grâce à son prestige, à sa réputation, il avait obtenu à quarante-trois ans de piloter des P 38 Lightning pour lesquels les Américains ont fixé une limite d'âge rigoureuse: trente­cinq ans. Il avait, pour cela, frappé à toutes les portes avec cette obstination, cette opiniâtreté qui lui étaient propres. Il avait été affecté tout d'abord à Oujda où il avait retrouvé les survivants de son groupe de reconnaissance de 1939. Puis l'escadrille était envoyée à Tunis où il continuait son entraînement.

Mais il voulait participer à des missions de guerre et, pour obtenir cette autorisation, il multipliait les lettres, maniant parfois l'ironie. Ecrivant aux Américains, il leur demandait "s'ils avaient peur que les longues barbes blanches des vieux pilotes ne s'entortillent dans les commande"! Il rêvait de reconstituer son groupe de la guerre de 39; pour cela il écrivit à Murphy, envoyé particulier du président Roosevelt en Afrique du Nord.

Il souhaite passionnément aider à la libération de son pays, mais, en même temps, dans une vue prophétique, il craint l'avenir, les divisions entre Français; il veut pouvoir leur parler pour les avertir du danger de ces querelles, de ces divisions et, d'autre part, il ne se sent pas le droit d'écrire s'il n'a pas participé à la bataille.

"Il est des choses que j'ai le droit de dire si mes camarades et moi revenons d'un survol d'Italie ou de France. Je ne puis être écouté que si mes camarades et moi avons engagé notre chair pour nos idées. Je ne puis que rentrer dans le silence si je ne fais pas la guerre."

Il avait donc obtenu satisfaction et, le 21 juin 1943, faisait sa première mission photographique sur la France. Il était très ému et, en même temps, il avait l'impression que la France était morte.

Et, ce jour-là, tout à coup, son avion était entouré de petits flocons gris. La DCA cherchait à l'atteindre et, pour lui, ce fut signe que la France vivait. Il était absurdement content.

Malheureusement sa deuxième mission se termine mal. Le 1er août, il part, installé en quelque sorte dans cette joie du métier retrouvé, mais son moteur ne lui paraît pas tourner rond et il décide par prudence de rentrer au terrain. Le terrain, sous lui, défile trop vite, il le dépasse et pose son appareil dans une vigne, brisant une hélice. L'occasion était bonne pour le commandement américain de le mettre en disponibilité. Désespéré, il revient à Alger, où il recommence à attendre. Pour la plus grande joie des enfants, il trompe parfois cette attente en leur fabriquant des hélicoptères en papier.

Rejeté de son vrai monde, il est amer. On a interdit ses livres en Afrique du Nord. Son inaction lui pèse. Il en arrive à se créer des maladies imaginaires. Le docteur Pélissier, qui l'hébergeait à Alger, raconte que Saint­Ex, ayant fait une chute un soir dans l'escalier, est contusionné et demande à son hôte de l'examiner. Le médecin lui assure qu'il n'a rien de cassé, mais Saint-Ex refuse de le croire et, malgré les affirmations de plusieurs médecins, reste persuadé qu'il a des vertèbres cassées. Une autre fois, il se croit atteint du cancer. Ses amis les plus chers l'importunent et pourtant c'est lui qui a donné de l'amitié la plus belle définition: "Aimer, ce n'est pas se regarder l'un l'autre, c'est regarder ensemble dans la même direction."

Ses amis le supplient de ne pas chercher à repartir, de ne pas forcer le destin, mais ils savent bien au fond d'eux-mêmes que Saint­Ex demande plus à leur amitié. Alors ils se résignent et l'aident à retrouver ces avions, ce ciel dont il ne peut se passer.

Il y a un choix à faire dans toute vie. Pour lui, c'est choisir entre la facilité tranquille de l'écrivain et la rigueur dangereuse de pilote de guerre. Il y en a, comme lui, qui font ce choix spontanément, d'autres pour qui c'est une torture, un renoncement douloureux, et puis il y a aussi tous les autres, tous ceux qui se laissent choisir par la facilité, la faiblesse. Il va reprendre enfin ses vols, grâce au général Chassin qui l'a présenté au général américain Baker.

Il est d'abord à Villacidro, dans une escadrille de bombardement, mais il ne peut se décider à bombarder son pays. Sa joie est grande, en avril 1944, d'être affecté à son escadrille, le GR 2/33. Il obtient de nouveau l'autorisation de piloter es Lighrning. A dix mille mètres d'altitude, à sept cents kilomètres à l'heure, il va oublier toutes ses souffrances morales, il va pardonner. Il le peut puisqu'il participe au sauvetage de la France. Son combat pacifique d'officier observateur, il le donne "pour préserver la qualité d'une lumière", cette lumière qu'est pour lui la France.

Il s'installe de nouveau dans cette camaraderie des popotes où ses tours de cartes émerveillent les nouveaux venus. Le "doyen des pilotes de guerre du monde", comme il se nomme lui-même, enchante les jeunes par son dynamisme, sa gaieté- cette gaieté qui s'éteint brusquement dès qu'il est seul dans sa chambre ou dans son avion. La mélancolie le submerge alors: "Je hais mon époque de toutes mes forces. Je suis triste pour ma génération qui est vide de toute substance humaine."

Le général Baker l'avait autorisé à faire plusieurs missions; il en mendie d'autres et on n'ose les lui refuser. "j'en ai besoin dit-il à son camarade Leleu, un besoin à la fois physique et moral."

Il éprouve la nécessité de risquer sa vie, de se dépasser chaque jour un peu plus, jusqu'au sacrifice final, peut-être ...

Il a repris son manuscrit de Citadelle et, chaque soir, l'enferme dans une petite mallette de cuir noir. Il essaie de traduire tout ce bouillonnement d'idées, de sentiments qui le torture jusqu'à l'épuisement. Peut-être pressent-il que ce sera son ultime message à ses camarades, à ces homme dont l'inaptitude au bonheur le fait souffrir. "Travaillez à comprendre", nous dit-il, car il sait que là réside le secret de la paix. "Pourquoi nous haïr? Nous sommes solidaires, emportés par la même planète, équipage d'un même navire. Et, s'il est bon que des civilisations s'opposent pour favoriser des synthèses nouvelles, il est monstrueux qu'elles s'entre-dévorent." Et, cela, il le disait déjà en 1939, à la veille de la guerre. Cet homme qui déteste la guerre est obligé de la faire, par fidélité à son idéal, par solidarité.

En attendant, en Corse, à Borgo, il poursuit ses missions. L'été est brûlant. Le soir, dans sa chambre, il écrit en écoutant les cigales se taire peu à peu. Il pense à toutes les nuits de sa vie, nuits de vol, nuits de solitude, nuits qui l'emportaient hors d'Europe vers l'Amérique.

C'est peut-être à cela qu'il pense ce soir, dans sa chambre solitaire. C'est le 28 juin 1944, il aura demain quarante-quatre ans. Ce jour anniversaire, il est en mission sur Annecy. Une fois de plus il regarde son pays dérouler sous son avion ses charmes inaccessibles, et tout à coup un moteur s'arrête. Il doit réduire l'altitude, la vitesse. Pour éviter d'être poursuivi, il "colle" aux vallées des Alpes, débouche en Italie et trouve, dira-t-il, le soir à la popote, "son Po d'échappement". Il a oublié d'arrêter son appareil photographique et il rapporte des renseignements précieux, bravant presque inconsciemment la DCA et la chasse ennemies, pensant bien certainement à tout autre chose. Il écrivait d'ailleurs quelques jours plus tard à un ami: 'Tandis que je ramais sur les Alpes à vitesse de tortue, à la merci de toute la chasse allemande, je rigolais doucement en songeant aux superpatriotes qui interdisent mes livres en Afrique du Nord. C'est drôle."

Sa distraction, qui lui permit ce jour-là de ramener de si précieux documents, lui jouait parfois des tours moins innocents mais, surtout, elle inquiétait sérieusement ses camarades. La légende s'est emparée de sa distraction et, comme l'on dit : on ne prête qu'aux riches.

C'est le jour où, parti comme dans un rêve, il s'éveille brusquement, regarde l'heure à sa montre. Elle est arrêtée. Il s'affole, se croyant en l'air depuis des heures, et se pose sur le premier terrain de fortune: il était en l'air depuis vingt minutes.

Il avait d'ailleurs toujours été distrait. Ainsi, aux temps héroïques de l'hydravion: il a oublié de refermer la trappe qui permet de passer un appareil photographique. Il se pose impeccablement sur le plan d'eau, et constate avec stupeur que son appareil s'enfonce. Cette fois encore, ses réflexes prompts le sauvent.

L'une de ses distractions est restée célèbre. Il devait partir pour Naples. Son avion n'était pas prêt et, pour attendre, il se mit à lire un roman policier dans la salle des opérations. On lui téléphona pour lui dire que son avion était prêt, puis on vint le chercher en Jeep. Il continuait à lire, descendant machinalement de voiture, montant au poste de pilotage tout en lisant, et il fallut presque lui arracher le livre des mains pour le rendre à la réalité. Encore ses camarades attendirent-ils avec impatience de ses nouvelles dans la crainte qu'il n'air repris sa lecture en vol.

S'il était très distrait dans la vie courante et dans les vols secondaires, les missions de guerre le rendaient attentif et précis. Il les préparait avec minutie, avec ce souci de perfection qu'il menait dans l'action. Dans son métier il voyait, plus encore que l'efficacité, le sens du devoir. Quand il était pilote de ligne, le courrier qu'il transportait n'était pas important en lui-même, mais uniquement par le fait qu'on le lui avait confié. Les missions qu'il faisait en 1940 n'étaient pas toujours utiles, mais il les accomplissait parce que c'était son métier et, par là même, sa vie. Tout ce qu'il faisait lui semblait avoir un sens. Sa guerre, il la faisait par religion intérieure. Lui qui n'était pas religieux était un mystique, un assoiffé de liberté humaine.

Son destin était déjà inscrit dans ce ciel brûlant de l'été 1944. Il l'était aussi pour un autre, un grand diable d'aviateur américain sympathique, familier de la popote du 2/33. Meredith, le 30 juillet, est abattu par un chasseur allemand, et le commandant Gavoille, lui-même en mission, est le dernier à l'avoir vu. Leurs vols se sont croisés. Ultime rencontre, ils font route ensemble quelques instants, puis Meredith se détache et pique vers la Corse. Un moment plus tard, il est pris en chasse et descendu.

La tradition, chez les aviateurs, veut que l'on ne s'attendrisse pas sur les camarades morts. A ce dernier dîner que Saint­Exupéry partage avec ses camarades, tout le monde pense à l'ami disparu, mais on se force à rire et à plaisanter. Chacun, c'est entendu, a fait le sacrifice de sa vie, mais le choc n'en est pas moins brutal. Ce soir-là, Saint-Exupéry écrit deux lettres, il est assis sur son lit étroit, sa haute taille se voûte, ses paupières lourdes sont baissées sur un regard noir. Son nez large, court, spirituellement retroussé, le rendrait attendrissant sans la mâchoire carrée, volontaire.

Il écrit à un ami: "Si je suis descendu, je ne regretterai absolument rien. La termitière future m'épouvante. Et je hais leur vertu de robots. Moi, j'étais fait pour être jardinier. "

La veille, il disait à sa mère dans une lettre qu’il ne savait pas être la dernière : « Je suis tellement triste de ne pas vous avoir revue depuis si longtemps. Et je suis inquiet pour vous , ma vieille petite maman chérie. Que cette époque est malheureuse. »

Et puis c’est le matin du 31 juillet. Il doit refaire la mission que le commandant Gavoille n’a pu accomplir la veille. Il est 8h45, le commandant de  Saint-Exupéry part pour son ultime mission. Ses camarades lui donnent les derniers renseignements, l’aident à se harnacher, à enfiler cette lourde armure de chevalier moderne qui le rend aussi maladroit à terre qu’un chevalier du Moyen-Age. Mais une fois à bord de l'avion la puissance lui revient, le chevalier a retrouvé sa monture. Mission à l'est de Lyon. Il va survoler la région de son enfance. Une fois de plus il se penchera vers sa patrie, vers ces otages qui attendent leur délivrance. Les radars, tels des chiens de berger, l'ont accompagné jusqu'a la terre de France, mais il doit accomplir seul le reste du trajet.

A midi, sur le terrain de Borgo, ses camarades sont inquiets, tout le monde se sent déjà responsable, presque coupable. A 14h45, il n'y a plus d'espoir: les six heures d'essence sont épuisées.

On hésite encore à croire l'irréparable, mais il faut bien se rendre à l'évidence. L'espoir, néanmoins, ou bien une sorte de superstition, transparaît dans le journal de marche : "Un bien triste événement vient ternir la joie que tous éprouvaient à l'approche de la victoire: le commandant de Saint-Exupéry n’est pas rentré.

Nul ne l'a vu tomber. Quel merveilleux destin ! Tout ce côté sordide qu'a la mort, même la plus belle, lui a été, nous a été, épargné. On songe à des tableaux de primitifs où l'on voit des saints glorieux disparaître dans des nuages de victoire.

A-t-il pensé, avant de partir à jamais, à tous ceux qui l'aimaient! Il a dû souhaiter que ses camarades du terrain de Borgo ne soient pas trop tristes ou, du moins, qu'ils noient leur tristesse dans quelques bonnes bouteilles, avec quelques belles filles; et que la vie continue comme avant.

Ces camarades qui représentaient pour lui la France. "Et ce n'est pas aux seuls camarades que je me découvre lié. C'est à travers eux à tout mon pays. L'amour, une fois qu'il a germé, pousse des racines qui n'en finissent plus de croître; mais il s'agit, ici, de l'amour véritable : un réseau de liens, qui fait devenir."

La mort avait pour lui en sens. C'est un pont lancé à travers l'espace pour aider les hommes. Sa mort est un message qui nous atteint dans ce que chaque homme a de noble en lui. Et même si, par un réflexe humain, on la déplore, on ne peut qu'en être exalté.

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Janine de la Hogue

 

 

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