Jean

Bulliod

 
 

Alger, 1870

Alger, 1921

   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Jean Bulliod

Médecin de haute compétence, au service des pauvres, homme politique de grande stature, protecteur des belles lettres, Jean Bulliod est, sans aucun doute, une de ces figures qui ont contribué à "faire" l'Algérie.

Homme de conviction et de courage, d'un dévouement sans pareil jusque dans ses derniers instants, malgré la maladie, il a constitué un exemple pour les générations qui lui ont succédé.

Descendant d'une famille genevoise très tôt installée en Algérie, fils de Louis-Eugène Bulliod, brillant officier de l'Armée d'Afrique qui s'illustra, durant la guerre de Crimée, Jean Bulliod est né en 1870 à Alger où sa mère, line fois devenue veuve, exerça, à l'hôpital Mustapha, le métier de sage-femme.

Après des études de médecine à la Faculté d'Alger, il vient exercer son art à Bône, en 1894, appelé en cette ville par son oncle, Martial Charmarty, avocat-défenseur. En effet, la famille de sa mère, d'origine périgourdine, y est depuis longtemps installée; en 1857, déjà, un Charmarty, dans la plaine de Bône, a obtenu un prix pour la qualité de son tabac.

Médecin réputé et d'un dévouement extrême qui lui vaut, d'ailleurs, de recevoir la médaille d'honneur pour sa belle conduite pendant l'épidémie de typhus qui a sévi à Bône avec intensité, d'une générosité légendaire et d'une bonté qui ne l'est pas moins, une bonté forte et agissante, sans cesse en éveil, rayonnant intensément et pénétrant les cœurs les plus durs, les âmes les plus fermées - comme une lumière, écrira L'Afrique du Nord Illustrée, le "médecin des pauvres" entre en politique, contre son gré, dans un moment difficile pour l'Est algérien. Entré au Conseil municipal de Bône en 1908, il est premier adjoint l'année suivante, à la faveur d'une élection complémentaire, consécutive à l'invalidation de conseillers municipaux par le Conseil d'Etat - plus tard il deviendra maire - et cette même année conquiert haut la main un siège de conseiller général. La guerre le trouve d'abord à l'hôpital de Bône où les blessés des Dardanelles reçoivent ses soins éclairés, mais très vite il demande à servir sur le front. Adjoint du général Calmette, responsable des services de santé des armées, il fait une guerre brillante qui lui vaut de recevoir les insignes de chevalier de la Légion d'honneur. Revenu du front il est à nouveau auprès de ses administrés et la presse pourra célébrer "celui qui fut le maire de Bône dans les circonstances tragiques de la guerre, aux prises avec des difficultés, insurmontables pour tout autre que lui, qui vécut des années qui ont compté double et triple". Bône, le 4 août 1914; a été la première ville bombardée par les Allemands. Sa popularité est à son zénith lorsqu'il meurt à Alger en janvier 1921 alors qu'il vient tout juste d'avoir cinquante ans .

Personnalité farouchement attachée à son indépendance, il rappelle bien fort à l'immense foule, dont les mineurs de l'Ouenza menacés de chômage et qui, en 1909, lui font un triomphe: "Ne me demandez pas plus. Je vous le répète, je suis indépendant et je tiens à le rester. Je ne veux être inféode à personne. J'ai été élu sur un programme, je ne faillirai pas à la parole donnée". Dans des remerciements à ses électeurs, placardés dans la ville, il écrit en 1910 : "Bône libérée définitivement des discordes du passé, s'éveille unie et forte à une vie nouvelle. Quant à moi, reconnaissant à vous tous, exempt de rancune à l'égard de mes adversaires d'hier, mais dévoué à notre Ville, sans haines à assouvir, sans intérêts particuliers à satisfaire, je reste au-dessus des coteries, au service de tous".

L'émotion suscitée par sa mort dans l'Est algérien et bien au-delà, les hommages qui, de toutes parts, lui furent rendus, furent une preuve supplémentaire que l'Algérie avait mis beaucoup d'espoirs en cet homme politique brillant et intègre. En rapportant la mort de cet "administrateur remarquable", Les Nouvelles d'Alger parlent de "véritable douleur" et l'Afrique du Nord Illustrée écrit que "c'est une grande et belle figure algérienne qui disparaît".

Les obsèques furent à la mesure de cette popularité et il est intéressant de noter la composition du cortège qui suit le défunt; il nous donne une photographie de l'Algérie de l'époque : ... Les élèves des écoles, les Enfants de Bône, le Croissant tricolore, Fratellanza e Lavoro, Alsaciens-lorrains, l'Association Sportive Bônoise, l'Association des Combattants Italiens, l'Armorique, le Consistoire israélite, l'Union Italienne, le collège de garçons, Saint-l'Harmonie Bônoise, le Bône-Mokta Charles, la Provençale, les Vétérans et médaillés militaires, l'Université populaire, le collège de jeunes filles, la Bônoise Sporting-Club, l'Union des familles des soldats morts pour la Patrie, les Cadets de Gascogne, la Bombe, les Bretons, Bahli Ahmed (colonne mozabite), l'Union nationale des combattants, l'Union des femmes de France, la Mutuelle des sapeurs- pompiers, l'Amicale des Mutilés etc etc ... et la presse pouvait écrire, non sans lyrisme, : " ... et jamais ne s'appliqua mieux qu'au docteur Bulliod la parole du poète : La voix d'un peuple entier le berce en son tombeau". Les Bônois l'avaient appelé notamment pour régler l'affaire de l'Ouenza. Les gisements de fer de l'Ouenza découverts par M. Pascal au début du siècle restaient en fait inexploités faute de décision définitive sur le port d'acheminement du minerai. Après bien des péripéties et l'ajournement répété du débat sur la question à la Chambre des Députés, qui subissait de très fortes pressions en faveur de Bizerte - celle du Ministre de la Marine, Député de Bône, Gaston Thomson, n'étant pas la moindre - la question ne trouva un règlement favorable à Bône qu'après qu'une délégation conduite par lui, eut rencontré à Paris Raymond Poincaré, alors Président du Conseil. La ville, depuis si longtemps agitée, retrouva, alors la sérénité. La démarche de la délégation avait été appuyée, non seulement par la population bônoise, mais encore par toutes les instances algériennes, conseils généraux, délégations financières et Conseil supérieur de l'Algérie ainsi que par les conseils municipaux de toutes les communes de l'Est algérien.

Il a pour sa ville de très grands projets, il s'applique cependant d'abord au développement des œuvres d'assistance, d'hospitalisation et d'hygiène publique. C'est lui qui inaugure la lutte antilarvaire; au début de la guerre, sentant la nécessité, après la mobilisation, de protéger les familles contre les spéculations, il a l'idée de magasins municipaux, véritables régulateurs des cours, qui mettent un frein à la hausse illicite des produits de première nécessité. Mais sa priorité, Jean Bulliod la donne à l'école, à l'éducation, à la jeunesse et aux plus démunis. En 1909, il fonde le Patronage Scolaire dont le but est de secourir l'enfance scolaire sans aide et sans soutien. Jusqu'à la création, dix-huit ans plus tard, de la Caisse des Ecoles et du grand patronage de secours qu'il avait voulus, le Patronage Scolaire distribuera, à des milliers d'enfants pauvres, livres, chaussures et vêtements. Son action inlassable en faveur de la protection morale de l'enfance lui vaut des félicitations du Gouvernement qui veut voir étendues à toute l'Algérie les mesures qu'il a prises dans sa ville. Son attention aux plus humbles ne se dément jamais, sa bonté légendaire le porte naturellement vers eux ; sentant venir sa fin, il écrit: "Je meurs trop tôt pour tous ceux qui comptaient sur moi". Mais son amour pour les plus méritants et les plus humbles, n'exclut pas un penchant irrésistible pour les sereines régions de l'art. Homme de culture raffiné et avisé, passionné de théâtre, de musique, et surtout de littérature et de poésie, il encourage l'Académie d'Hippone, dont il est membre, contribue grandement au développement de l'Université Populaire et assure la promotion d'activités culturelles de qualité avec toujours le souci de donner à tous accès à la connaissance. Il contribue aussi à l'expansion des activités culturelles de sa ville à travers son journal, Le Réveil Bônois, journal qui, littéralement, s'arrache ; il a su s'attacher Maxime Rasteil, le "Rochefort algérien", qui en est le directeur. Rasteil est un polémiste et un pamphlétaire de très grande qualité, il est aussi un écrivain et un poète auteur notamment du Calvaire des colons de 1848 et de Frissons d'Algérie. Mallebay, le doyen respecté des journalistes algériens disait de lui qu'il était "un véritable paladin de la presse". Détenteur d'une très grande partie des manuscrits laissés à sa mort par Isabelle Eberhardt, il contribue largement à faire connaître cet écrivain dont, avec son épouse Chloé, elle aussi protectrice des belles-lettres et critique avisé, il fait publier deux essais en 1915 ; plus tard, Mes journaliers et Contes et Paysages seront publiés par René Louis Doyon. Il a sans doute connu la "bonne nomade" à Bône lors du long séjour qu'elle fit, à la fin du siècle, dans cette ville où sa mère, d'ailleurs fut enterrée.

Sept ans après sa disparition, les Bônois lui ont érigé un monument, œuvre du sculpteur Emile Monier, au cœur de la ville, derrière le Monument aux morts, sur une place qui portait son nom; ils ont aussi donné son nom à une rue reliant la ville nouvelle à la Vieille ville, la ville principalement européenne à la ville majoritairement arabe, peut-être pour souligner que Jean Bulliod avait été un homme d'union, un homme réellement au service de tous les Bônois. Des cérémonies importantes se sont déroulées le jour où était dévoilé son buste ; sans interruption, pendant des heures, la population bônoise avait défilé. Après avoir souligné "qu'un fleuve de jeunesse et d'avenir" avait jeté des fleurs en témoignage de reconnaissance "à celui qui lui avait ouvert son cœur", la presse avait écrit : "Sous les palmiers dont l'ombre lui sera légère il a repris sa place parmi ceux qu'il chérissait de toute son âme, épris de ce bel idéal humain: la bonté, le savoir, le dévouement et l'amour profond de la démocratie".

Le jour de l'inauguration du monument, Maxime Rasteil, rendait hommage à Jean Bulliod par un sonnet de sa composition. Après sa mort, l'ensemble des instituteurs et institutrices de la ville avaient pris l'engagement que les enfants des écoles apporteraient souvent des fleurs, en signe de remerciement et, en effet, pendant de très longues années, ils sont venus fleurir sa tombe.

Denis Padda

 

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